Bienvenue dans le deuxième module de l’Opencourseware « Bible et humanités numériques » de l’Université catholique de Louvain (Belgique), créé grâce à un subside 2023 du projet Université numérique de l’UCLouvain. Ce module va présenter quelques traits majeurs de l’évolution de l’édition du Nouveau Testament en grec dans la culture numérique. Des présentations similaires seraient requises pour la Bible hébraïque, ou les littératures apocryphes et patristiques. Comme dit dans le module d’introduction, cet Opencourseware est une amorce et espère motiver des chercheurs d’autres domaines de la théologie à enseigner les effets du tournant numérique dans leur discipline.
1. Le Nouveau Testament au cœur des évolutions technologiques
Le titre de cette première partie est un constat historique : le Nouveau Testament s’est souvent retrouvé aux premières loges des innovations technologiques de l’écrit et du support d’écriture. Ce fut le cas dans les premiers siècles de notre ère, lorsque les scribes adoptèrent assez rapidement le codex – le livre – plutôt que le volumen – le rouleau – pour recopier la Bible des chrétiens. De manière encore plus patente, le Nouveau Testament fut au cœur de l’action lors de l’avènement de la culture imprimée.
On se référera ici à la scène emblématique du mois d’août 1514, lorsqu’Érasme vient frapper à la porte de l’imprimeur Johannes Froben, racontée ainsi par Patrick Andrist : « Lorsqu’en août 1514, [Érasme] frappa incognito à la porte de Iohannes Froben, [il] n’avait, en ce qui concerne le texte biblique et pour autant que nous puissions le savoir, que l’intention de publier ses Annotationes. La recherche récente est très claire sur ce point : il n’avait, dans ses bagages, ni texte grec suivi, ni nouvelle traduction latine complète du Nouveau Testament. Et ce n’est qu’après leur rencontre, et peut-être grâce à elle, qu’Érasme a décidé d’ajouter à son commentaire une édition du texte grec ainsi qu’une nouvelle traduction latine » (2018, p. 139).
Ce Nouveau Testament imprimé, qui va marquer toute l’histoire moderne de l’édition, est donc né d’un partenariat intellectuel et pragmatique entre Erasme et son éditeur Froben, qui s’engage en première ligne de front dans l’édition princeps de 1516, par une dédicace à l’empereur. Erasme s’adressera quant à lui au pape Léon X et au lecteur dans ses dédicaces.
L’impression d’un livre s’est donc d’emblée donnée comme une aventure à risques, et le Novum Instrumentum omne se montre dès son projet comme un lieu de négociation entre auteur et imprimeur, puis avec les divers lecteurs, comme en témoigne son titre même qui s’adresse à eux en ces termes : « Si donc, qui que tu sois, tu aimes la vraie théologie, lis, prends connaissance, et juge ensuite » (« Quisquis igitur amas veram theologiam, lege, cognosce, ac deinde judica »).
Le vis-à-vis dialogique entre Froben et Érasme provoque l’écriture d’une édition qui ose la révision, les émendations et les annotations, en grec et en latin, et se conçoit comme un nouvel instrument, prétendant qui plus est à la totalité : en effet, le titre de la première édition de ce grand œuvre est Novum Instrumentum omne, que l’on trouve systématiquement abrégé en Novum Instrumentum. La consultation de l’image de la page titre de la première édition de 1516 permet de le vérifier.
Omne – complet, entier, total : le terme porte une minuscule et on pourrait à juste titre se demander pourquoi l’habitude a été prise de résumer cet ouvrage dans les éditions modernes en mettant une majuscule à instrumentum, mais une minuscule à omne. Ce choix est sans doute né de l’imitation du titre de la deuxième édition – Novum Testamentum au lieu de Novum Instrumentum. L’aspect d’innovation instrumentale de la première édition passera rapidement au second plan des polémiques théologiques sur le contenu de cette édition. L’arrivée de la culture numérique nous donne aujourd’hui l’occasion de prendre la mesure de l’innovation technologique qu’a représenté le Novum Instrumentum omne. Le défi posé aujourd’hui à l’édition de ce texte millénaire n’en est pas moins grand.
2. L'Editio Critica Maior
Si tout étudiant en Nouveau Testament connaît bien l’édition de référence dite « le Nestle-Aland », actuellement dans sa 28ème édition, moins nombreux sont celles et ceux qui vont consulter les impressionnants volumes publiés livre par livre dans la série Editio Critica Maior, un projet sous la houlette de l’Institut für Neutestamentliche Textforschung (INTF), à Münster.
Le dernier livre à avoir été publié est l’Évangile selon Marc en 2021, et le livre de l’Apocalypse est attendu pour 2024. Un article de 2020 par Keith J. Elliott décrit l’histoire et l’état des lieux de l’avènement de cette édition critique détaillée dans sa version imprimée.
Basée sur un impressionnant travail multilingue, l’Editio Critica Maior (ECM) en version papier sert de point de repère à toute la discipline de la critique textuelle du Nouveau Testament. Toutefois, comme le précise le directeur de l’INTF, Holger Strutwolf, « l’ECM n’est absolument pas une fin en elle-même, mais bien plutôt le début d’une nouvelle phase du travail de critique textuelle en Nouveau Testament » (2017, vol. III.3, p. VII). Cet aspect évolutif se comprend notamment par le fait que la culture numérique est venue seconder la production imprimée de l’ECM.
La relation entre la culture numérique émergente et l’ECM a été synthétisée en 2020 dans un article rédigé par H.A.G. Houghton, David C. Parker, Peter Robinson et Klaus Wachtel. Cet article montre qu’avec l’aide de la culture numérique, le Nouveau Testament grec peut aspirer à devenir presque un instrumentum omne : l’ECM se comprend comme une édition à une échelle « sans précédent » et multilingue – le latin, le copte, le syriaque, l’arménien, le vieux slavon, l’éthiopien et le gothique (Houghton et al., 2020, p. 98 et p. 99). L’araméen christo-palestinien a même été inclus dans l’édition de l’Évangile de Marc (2021, vol. I.2.2, p. 100-108).
Depuis l’édition des Actes des Apôtres (Strutwolf et al., 2017), l’élaboration de l’ECM repose en bonne partie sur un outil qui est né il y a seulement dix ans, mais est devenu un objet de recherche fondamental pour toute personne qui souhaite vérifier par elle-même ce qu’il en est dans les manuscrits du Nouveau Testament. Voyons de plus près à quoi ressemble la New Testament Virtual Manuscript Room ou NTVMR.
3. La New Testament Virtual Manuscript Room (INTF)
La New Testament Virtual Manuscript Room (NTVMR) a été créée dès 2013 par Troy A. Griffitts et est développée aujourd’hui sous la conduite de Greg Paulson, son directeur opérationnel. Elle est basée sur un software disponible en libre accès et qui a été réutilisé dans plusieurs projets de manuscrits anciens : https://vmrcre.org.
Sa conception et sa visée sont discutées dans une thèse de doctorat qui a été défendue en 2018 par Griffitts à l’Université de Birmingham, sous la conduite de H.A.G. Houghton, «Software for the Collaborative Editing of the Greek New Testament».
La NTVMR est plus qu’impressionnante. Privilégiant les manuscrits grecs du NT, elle accueille progressivement également des manuscrits en d’autres langues anciennes, et a plus d’un 1’600'000 images, progressivement indexées et transcrites. Une vidéo de 13 min, produite en 2013 par Troy A. Griffitts, présente son fonctionnement. Une partie des images sont en libre accès, mais d’autres demandent un accès d’expert qui peut être demandé à l’INTF.
En amont de la NTVMR, il faut rappeler la mise en ligne magistrale du Codex Sinaiticus – Aleph, GA 01 ou BL Add.MS 43725 – en juillet 2009 (https://codexsinaiticus.org/en/). Cette mise en ligne peut être désignée comme le moment symbolique de l’accession de la critique textuelle du Nouveau Testament à la culture numérique, précédé naturellement de plusieurs étapes. Mais pour les chercheurs qui étaient présents au colloque d’inauguration à Londres, il ne fait aucun doute que cette production numérique a marqué le début d’une nouvelle ère dans la recherche.
Il est par ailleurs à relever qu’une institution a ouvert une manuscript room en ligne où vous pourrez trouver de nombreux manuscrits du Nouveau Testament. Il s’agit du Center for the Study of New Testament Manuscripts (CSNTM, Plano, Texas, USA), dirigé par Dan Wallace. On ne peut qu’être reconnaissants tant au CSNTM qu’à l’INTF d’engager ressources et forces de travail pour mettre à la disposition des chercheurs de précieux témoins des textes du Nouveau Testament.
Mais qu’est-ce que cela change de pouvoir voir les manuscrits du Nouveau Testament ? C’est une révolution épistémologique fondamentale, dont nous ne faisons que voir les prémices. C’est sur cette conviction qu’a été conduit le projet FNS de cinq ans MARK16 (2018-2023), qui a permis de mettre en ligne 61 manuscrits en onze langues anciennes avec des folios du dernier chapitre de Marc.
Ce matériel est en train de bouleverser les acquis de la recherche exégétique sur la fin de Marc, et a créé une synergie de recherche avec plus d’une trentaine de chercheurs. Après la publication d’un ouvrage de colloque 2022 avec vingt articles sur ce thème, la dynamique se poursuit : le colloque international de la SBL 2023 a accueilli deux sessions consacrées à Marc 16.
Si vous êtes en train de travailler sur une péricope biblique et qu’un détail du texte vous intrigue, n’hésitez pas une seconde à aller vérifier ce qu’il en est dans la NTVMR. Prenons comme exemple le 0171, un petit manuscrit qui contient quelques versets de l’évangile selon Luc et Matthieu. Il n’a pas été répertorié d’emblée comme présentant une attestation de Luc 22,44 – le passage contesté de l’ange et de la sueur de sang –, figurant sur un petit fragment en bas de page.
Grâce à une collaboration entre le CSNTM et la NTVMR, on peut maintenant voir ce fragment. Il est d’autant plus important qu’une étude claire de Pasquale Orsini et William Clarysse a démontré en 2012 que le 0171 datait de la fin du 2ème siècle. C’est bien l’information qui est donnée sur le site PSI online, maison-mère de ce manuscrit qui n’est pourtant pas un papyrus. Le voir, c’est le connaître un peu mieux : nul doute que ce petit témoin, arraché à l’oubli des siècles par le numérique, va faire son chemin dans la discussion de la variante de Luc 22,43-44, car il l’atteste à une époque au moins aussi ancienne que le P75 qui l’omet.
4. Et la suite ?
Si voir les manuscrits du Nouveau Testament implique de nombreuses reconsidérations et révisions pour les chercheurs, ce fait ne va-t-il pas avoir également une répercussion pour l’édition elle-même du Nouveau Testament en grec, susceptible de devoir être fréquemment reconsidérée en fonction des nouvelles données disponibles ? Ce type de question est bien sûr présente dans l’esprit des spécialistes de critique textuelle. Une première série d’explorations de la question ont été conduites par Peter Robinson entre 2003 et 2012, ce qui avait amené à la création de l’outil NT Transcripts, qui souhaitait offrir un apparat critique complet et toutes les transcriptions des manuscrits grecs : le prototype est toujours consultable en ligne.
Depuis la publication du livre des Actes dans l’ECM, l’édition papier est accompagnée d’un nouveau prototype numérique, la digital ECM. On y trouve à l’heure actuelle le livre des Actes et l’Évangile selon Marc.
Dans un article de 2020, Greg Paulson présente clairement les défis de ce tournant numérique : « The Nestle-Aland as Open Digital Edition : Already and Not Yet ». Les possibles sont là, les limites des ressources aussi, mais les efforts collectifs d’un champ très actif et en pleine expansion vont sans doute soutenir, dans les années à venir, le développement de versions numériques innovantes pour l’édition du Nouveau Testament en grec.
Sur le dernier slide de cet eTalk, vous trouvez la liste des références citées dans ce module.