Bible et humanités numériques: V. La Bible dans la culture multimodale

Claire Clivaz - 26.11.2023

Bienvenue

Bienvenue dans le cinquième et dernier module de l’Opencourseware « Bible et humanités numériques » de l’Université catholique de Louvain (Belgique), créé grâce à un subside 2023 du projet Université numérique de l’UCLouvain. Ce module va présenter les défis qui attendent le texte biblique dans une culture numérique où se marient à parts égales le texte, les images et le son, une culture dite « multimodale ». Comme dit dans le premier module d’introduction, cet Opencourseware est une amorce qui s’adresse à une large audience et souhaite permettre à chacune et à chacun de poursuivre sa propre quête via les références et les lectures proposées.

1. La Bible texte, image, son

Nous avons vu dans le module 4 que les Églises réformées de Suisse se posaient en 2016 la question de la « dissociation » ou de « l’émancipation » des Écritures hors du livre, désormais omniprésentes « dans les médias électroniques de toutes sortes » (Sola Lectura, p. 30). Pour prendre la mesure de ce phénomène, je vous propose de vous rendre sur YouTube et d’y chercher « Psaume 23 » ou « Psalm 23 ». C’est la tour de Babel ou un inventaire à la Prévert que l’on trouve : vidéos privées ou institutionnelles, chrétiennes, juives ou musulmanes, images naïves ou recherchées, en musique ou sans, avec commentaires de tous ordres, et même une version illustrée par l’intelligence artificielle.
Parfois un éditeur – de livre – parvient à faire apparaître en haut de la liste une référence, par exemple Orell Füssli. Le plus surprenant dans ce « vertige de la liste » – pour reprendre le titre d’un ouvrage culturel fondamental d’Umberto Eco – est que chacun de ces objets numériques se réfère au même énoncé, le Psaume 23, indépendamment de son rapport au texte, parfois visualisé dans la vidéo, parfois non.
Par exemple, cette vidéo YouTube sur le chapitre 6 de la Genèse, avec des images générées par intelligence artificielle, ne montre pas le texte écrit sur l’écran : il est simplement lu en musique. Autrement dit, via la culture numérique multimodale, nous sommes en train de redécouvrir un rapport aux textes écrits qui peut être essentiellement auditif et visuel, comme c’était le cas pour au moins 90% des personnes dans l’Antiquité.
A notre avis, il s’agit là de l’une des plus fortes transformations de la culture digitale pour la Bible, dont nous prenons la mesure peu à peu. C’est ce qu’exprime clairement Sola Lectura: « L’histoire médiatique du christianisme montre assurément des affinités particulières entre le message chrétien et le livre en tant que média. Mais ce lien ne touche pas à l’essence du christianisme, il n’est pas au cœur de l’identité chrétienne. […] Le christianisme n’est pas une religion du livre, mais de la lecture. Au commencement de la religion chrétienne, il n’y a pas un livre sacré, transmettant la parole de Dieu, mais Jésus-Christ, Parole de Dieu en personne […]. A cet égard, les médias sociaux électroniques sont appelés à prendre une importance croissante. […] Le livre, ou tout autre moyen de communication, ne préexiste donc pas au christianisme, il est un phénomène historique accessoire » (p. 30). Si d’aucun pondéreront sans doute l’affirmation que le livre est un phénomène historique accessoire au christianisme, il est néanmoins important de garder à l’esprit que le lien entre le christianisme et le livre « n’est pas au cœur de l’identité chrétienne ».
L’essai protestant rejoint ici le catéchisme de l’Église catholique romaine qui dit que « la foi chrétienne n’est pas une ‘religion du Livre’. Le christianisme est la religion de la ‘Parole’ de Dieu, ‘non d’un verbe écrit et muet, mais du Verbe incarné et vivant’ (S. Bernard, hom. miss. 4, 11 : Opera, éd. J. Leclercq-H. Rochais, v. 4 [Romae 1966] p. 57). Pour qu’elles ne restent pas lettre morte, il faut que le Christ, Parole éternelle du Dieu vivant, par l’Esprit Saint nous ‘ouvre l’esprit à l’intelligence des Écritures’ (Lc 24, 45) » (I.I.III.2, §108). La culture numérique nous invite à redécouvrir le donné biblique exprimé dans une culture multimodale, texte, image et son, ou parfois image et son seulement, un défi qui s’ancre dans une longue tradition théologique valorisant l’événement et la performance de la Parole.
Pour aborder ce défi, il est stimulant d’écouter le théologien réformé Karl Barth qui, bien avant la culture numérique exprimait en une minute qu’il avait avant tout souhaité communiquer avec sa communauté en écrivant son célèbre commentaire sur l’Épître aux Romains. Je vous invite à écouter cette brève vidéo (en allemand avec sous-titres en anglais), et dont le texte traduit en français donne ceci : « Ce que j’ai voulu faire à l’origine n’était pas un livre, dans le but d’une publication, mais une collection de manuscrits que j’ai ensuite lus devant mes amis. Puis c’est pas à pas qu’est advenue la forme d’un livre, et qu’un livre en a bel et bien résulté. Mais si on m’avait demandé quel était le but que je visais, je n’aurais pu qu’exprimer que je m’étais mis en quête de camarades, de compagnons, chrétiens avec moi, potentiellement saisis du même embarras que celui dans lequel je me trouvais, et qui cherchaient précisément à saisir complètement différemment la Bible, le Nouveau Testament et l’Épître aux Romains, des compagnons avec lesquels lire ce vieux texte au sein d’une communauté invisible (unsichtbare Gemeinschaft), pour ainsi dire » (traduit dans Clivaz, 2019, p. 22).
Dans les propos de Barth, on perçoit tout autant le communicateur – le pasteur, le professeur – que l’écrivain : « je m’étais mis en quête… d’une communauté invisible ». De fait, la théologie chrétienne, avec son héritage historique bimillénaire, a une réserve de sagesse et de traditions pour prendre adéquatement le tournant multimodal de la culture numérique. Ce tournant sera d’autant mieux négocié que nous prendrons la mesure des effets de la culture multimodale sur notre rapport aux textes en général.

2. Le tournant multimodal de la culture numérique : le texte autrement

Les deux premières générations de travaux en humanités numériques ont été essentiellement marquées par un travail électronique sur les textes et la textualité. C’est ce qu’illustre cet énoncé de Roberto Busa dans la préface du Companion to Digital Humanities 2004 : « Les Humanities Computing sont précisément l’automatisation de l’analyse de toute expression humaine possible (c’est pourquoi elles sont de manière exquise une activité ‘humaniste’), dans le plus large sens du mot, de la musique au théâtre, du design et de la peinture à la phonétique, mais leur noyau reste le discours des textes écrits ».
Cet énoncé est un point de repère historique qu’il vaut la peine de garder en tête. Il annonce d’une part ce à quoi nous avons assisté depuis vingt ans, soit le développement exponentiel des données audio-visuelles au détriment des données textuelles. Selon les données CISCO, ce sont aujourd’hui 80% des données échangées sur Internet qui le sont sous forme de vidéos, comme l’indique cette représentation infographique de l’UCLouvain, Université en transition.
D’autre part, Busa disait son attachement au texte, qu’il pensait en 2004 encore central pour tous les autres domaines des humanités numériques. Mais il semble difficile de considérer que cette centralité du texte soit toujours aussi dominante aujourd’hui. Dans le projet Baudelaire Song, par exemple, les poèmes de Baudelaire y sont considérés au moins autant via leur aspect sonore (le chant, le son) que par leur textualité.
Ce tournant multimodal a été annoncé par Kathleen Fitzpatrick dès 2009 : « Si nous avions la capacité de pouvoir répondre à une vidéo par une vidéo, si nous pouvions passer sans heurt de fichiers audio à des images et à un texte comme moyens de représenter de la musique, cela pourrait nous permettre de penser de la manière exacte dont nous produisons lorsque nous écrivons : faire advenir ces différents modes de communication dans des formes documentaires communes complexes » (p. 27). Aujourd’hui nous y sommes : nous regardons des vidéos, et nous en produisons, nous exprimons ce que nous faisons de plus en plus via des expressions qui marient le texte, l’image et le son, cet Opencourseware en est une illustration.
Cette évolution dans les pratiques de communication culturelle a un coût écologique certain, comme le montre cette affiche produite par l’Université en transition de l’UCLouvain. C’est un défi urgent de parvenir à diminuer notre balance de carbone dans nos usages du numérique, tout en osant se risquer dans cette culture « texte – image – son » qu’on nomme « littératie multimodale », une notion présentée dans un cours en ligne de la plateforme #dariahTeach.
Cette plateforme d’enseignement numérique a été publiée par l’infrastructure de recherche européenne DARIAH – Digital Research Infrastructure for the Arts and Humanities. On y trouvera notamment un Opencourseware sur la littératie multimodale, produit en 2017. La notion de littéracie est née au creuset de la culture imprimée du 19ème siècle et désigne toutes les pratiques et les représentations liées à l’écrit. Depuis la fin du 20ème siècle, en vertu des transformations à l’œuvre dans la culture numérique, anthropologues, ethnologues, puis chercheurs de l’Antiquité, se sont mis à l’utiliser fréquemment au pluriel, afin qu’elle englobe pratiques écrites imprimées et numériques. La littératie multimodale englobe toutes les pratiques de production de contenu qui marient texte, image et/ou son. Ce cours #dariahTeach présente et analyse plusieurs exemples de la culture multimodale, avec des exercices pratiques.
Je vous invite, dans le cadre de cet eTalk, à regarder et parcourir deux objets numériques multimodaux, l’un journalistique et l’autre artistique. Le premier est une application numérique créée par le journal suisse Le Temps sur l’Érythrée, et le seconde une production multimodale autour et avec l’œuvre de Vincent van Gogh. La caractéristique commune de ces deux objets numériques hétérogènes est de transmettre des points de vue différents sur un même sujet, en variant les moyens d’expression et les voix. Il serait souhaitable de voir la création de véritables objets de communication multimodale pour les sciences bibliques.
Les eTalks souhaitent aller dans ce sens, et vous pouvez découvrir une série de neuf eTalks sur la fin de l’Évangile de Marc, créés dans le cadre du projet FNS MARK16 (2018-2023). Ils sont encore relativement proches d’une forme de communication académique classique. Il serait souhaitable de voir les jeunes générations de théologiens créer des objets de connaissance multimodaux, qui permettraient de croiser les points de vue sur les derniers acquis de la recherche fondamentale. Un chantier s’ouvre pour les esprits créatifs, inspirés peut-être par les exemples précédents, soit plus cognitifs (comme le reportage sur l’Érythrée), soit plus artistiques (comme la production multimodale sur l’œuvre de Vincent van Gogh).
Quant à la plateforme #dariahTeach, elle propose plusieurs enseignements en humanités numériques, sur des sujets tout aussi variés que l’encodage TEI/XML – comme nous l’avons vu dans le module 3 – ou les études sur le son, le storytelling, une série de vidéos introductives aux humanités numériques, etc. Vous y découvrirez avec profit de quoi poursuivre votre découverte des humanités numériques.

3. Le monde informatique : une littératie du texte

Ce dernier module ne saurait se conclure sans une réflexion qui devrait donner du grain à moudre aux théologiens, au sein même de cet univers numérique constitué désormais de 80% de vidéos circulant sur le web. Malgré toutes les apparences, l’écrit continue à avoir le dernier mot sur cet univers. En effet, en régime informatique, l’interface en ligne de commande (CLI) l’emporte en précision et efficacité sur l’interface graphique (GUI). Autrement dit, lorsqu’on commence à ouvrir ce que nous ressentons comme la boîte noire de l’informatique et qu’on s’aventure dans les langages de programmation, l’écrit l’emporte bel et bien sur l’image : ce que vous pouvez faire en écrivant via le terminal de votre ordinateur sera toujours plus précis et rapide qu’en utilisant l’interface graphique de votre ordinateur. Face au code écrit, le pouvoir de l'image s'estompe brusquement : ce sont les mots qui comptent dans le langage CLI.
On ne peut qu’espérer que plusieurs théologiens et théologiennes se risqueront à l’interface des cultures informatiques et humanistes, pour être des interprètes qualifiés du code. Nous apprenons bien le grec, l’hébreu, le syriaque, l’araméen : il ne tient qu’à nous d’ajouter à ce panel de langages les codes informatiques. Les enjeux de l’interprétation des textes, des images et des sons sont désormais délégués en bonne partie au code, comme l’exprime Domenico Fiormonte : « chaque action d’encodage, ou plutôt chaque action de représentation d’un ‘objet’ spécifique via un langage formel, implique la sélection d’un ensemble de possibilités et consiste donc en un geste interprétatif » (p. 30).
A l’heure où sont engagées les rééditions des deux principales traductions françaises de la Bible – la Bible de Jérusalem et la Traduction Œcuménique de la Bible – on peut se demander si dans un quart de siècle, la génération suivante prendra également en charge la traduction informatique de ces ouvrages en en codant le texte et en choisissant elle-même les balises de signification TEI/XML (voir le module 3). Elle pourrait également y ajouter des images et des illustrations sonores, redonnant au donné biblique sa teneur de performance antique (module 4). Ce serait alors un nouvel instrumentum omne pour reprendre le titre ambitieux donné par Érasme à son Nouveau Testament imprimé (module 2).
A suivre ! Un grand merci à l’équipe Université numérique de l’Université catholique de Louvain pour son soutien à cet Opencourseware, préparé par Claire Clivaz et Elisa Nury, avec l'appui du Prof. Régis Burnet.
Le dernier slide de ce module 5 montre la liste des références qui ont été citées.