Introduction

A la découverte des rites funéraires musulmans en Suisse et ailleurs.

Le terrain : la grande mosquée de Genève

Dans une ville où 41,7% de la population est étrangère, la question du rite funéraire en contexte migratoire est évidemment une question cruciale.
Nous sommes à Lausanne; 41,7% de la population de la ville est étrangère, encore plus sont d'origine étrangère, c'est donc un sujet d'actualité dans le contexte romand.
C'est donc avec grand plaisir que je partage aujourd'hui avec vous quelques connaissances concernant les migrations et les questions posées par la gestion de la diversité culturelle et religieuse.
Pour commencer, avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais vous raconter une anecdote qui m'est arrivée sur le terrain (mon terrain de recherche).
Dans le cadre d’une recherche que je mène sur les pratiques musulmanes au sein de l’espace urbain suisse, j’avais un rendez-vous à la mosquée du Grand-Saconnex à Genève.
Un quiproquo est survenu avec le responsable que j’avais eu au téléphone, qui avait oublié le rendez-vous.
Nous étant mal compris, nous avons tout de même attendu une heure et demie car nous avions besoin de trouver une solution pour visiter la mosquée.
Et alors nous avons vu arriver en premier lieu des corps.
Nous ne nous attendions pas à cela, mais nous avons réalisé au début de notre entretien avec le responsable à quel point le lavage des morts (ou lavage funéraire) accompli dans la mosquée de Genève est une activité centrale menée par les responsables et les bénévoles de la mosquée.

Le rituel en contexte musulman: définitions

Je ne vais pas reprendre les définitions anthropologiques des rites de Van Gennep ou Turner et d’autres, mais je voudrais proposer une autre lecture de ce qu’est un rituel dans le contexte musulman.
Ce n’est pas tout à fait la même chose que ce que l’on entend dans la lecture anthropologique.
Le mot « rite » vient du latin (« ritus »), mais pour la traduction en arabe, le terme qui correspondrait le mieux serait « ibadat» qui signifie littéralement « œuvre d’adoration ».
Ces œuvres d’adorations constituent une grande catégorie du droit musulman qu’on appelle le « fiqh », et le terme « ibadat» qualifie la pratique et la dévotion.
Le rite a donc une fonction supplémentaire, qui est cet aspect d’adoration, ou de dévotion.
Celle-ci n’est en effet pas présente dans la définition de l’anthropologie.
Mais les limites de l’adoration font également l'objet de discussion en islam, car comment peut-on exprimer l’adoration face à un défunt ? Est-ce qu’il y a des limites ?
Comme vous le verrez, il y a de multiples interprétations de l’expression matérielle de cette adoration, que sont, évidemment, les tombes.
C’est là toute la question : est-ce qu’il y en a, sous quelle forme ?
Pour entrer dans la matière, la notion de rite nous accompagnera tout au long de l’exposé.
Je voudrais tout d’abord commencer avec quelques aspects essentiels qu’il est, je pense, utile de reprendre concernant la définition du rite funéraire.
Définir est quelque chose souvent très scolaire, je vais donc commencer par des aspects scolaires pour montrer ensuite comment le « bricolage » des pratiques (au sens de Lévi-Strauss) s’opère dans un contexte migratoire.
C'est-à-dire comment les migrants composent avec les possibilités locales et leur référent, religieux en l'occurrence.
Il n’y a évidemment pas de rituel pur, accompli tel quel, cela n’existe que dans les livres – et encore, dans les livres il y a de multiples interprétations, comme on l’a vu tout au long de la journée sur les rites funéraires.
La première fonction du rite funéraire est d’accompagner le corps et l’esprit, l’âme du défunt durant une « période transitoire ».
La période de transition permettant le repos éternel est donc aussi tout à fait importante.
La notion de repos éternel est quelque chose de central que l’on va aussi traiter dans les questions pratiques (à savoir, en quoi le repos peut-il être assuré ou mis en péril).
Un deuxième aspect est d’aider les survivants endeuillés, donc surtout les proches, dans l’expression de cette douleur, et de ressouder la cohésion sociale suite à la disparition d’un de ses membres.
Ceci constitue, dans la sociologie, un problème récurrent concernant les groupes : quand la dynamique de groupe est mise en péril, il y a toujours un décrochage ou une dynamique à redéfinir, la cohésion sociale est en jeu, et un rituel aide justement à ressouder la communauté.
Un rituel permet donc de faire communauté en société (comme l'indique un titre d'un ouvrage que j'ai co-édité avec Laurent Amiotte-Suchet et Ivan Sainsaulieu), donc on voit comment les musulmans font communauté à travers un rite.

Le rites funéraire en étapes

D’un point de vue du rituel, le rite funéraire correspond à plusieurs étapes.
La première étape est le lavage. Il y a plusieurs lavages, deux lavages avec de l’eau et un troisième lavage avec un peu de parfum (il est précisé sur quelle partie du corps l’on peut mettre du parfum). La recommandation est de faire le lavage trois fois, pour qu’il y ait un effet olfactif et pas seulement visuel.
La deuxième étape est d’envelopper le défunt dans un linceul – observons que l’on n’utilise pratiquement pas de cercueil, sauf dans un contexte où la terre est très humide (on utilise alors un cercueil pour que le corps ne se décompose pas tout de suite).
Mais de manière générale, le linceul est en contact direct avec la terre. Il est formé de trois tissus et la manière d’envelopper le corps est très précise.

La prière pour le mort

La troisième étape est la prière pour la mort.
C’est plutôt dans les ḥadīth qu’on trouve des indications sur la manière de faire cette prière, mais l’on utilise aussi la sourate 36 qui reprend l’idée de guérison.
On peut aussi mobiliser des versets isolés qui contiennent la racine « she/ ye », qui reprend cette idée de guérison.
Je rappelle rapidement les cinq piliers de l’islam : « šahādaʰ» le témoignage de la foi, qu’il n’y a pas d’autre dieu que Dieu, (la ilah illallah) « salat » la prière rituelle, « zakāt » l’aumône, « as-Siyam » le jeûne, « hajj » le pèlerinage à la Mecque.

L'ibadat

Le terme de rituel peut concerner ce qui n’est pas classé par les juristes et les théologiens dans l'« ibadat », un exemple de la supplication et de l’imploration.
On retrouve donc ici les idées d’imploration et de dévotion, des aspects qui font objet de discussion même au sein des savants musulmans.

Règles, précautions et usages sociaux et religieux

Il y a des règles concernant les personnes invitées à procéder à ce type de rituel : elles doivent être en état de purification (avoir effectué un bain et des ablutions), et les personnes qui ont déjà fait le pèlerinage à la Mecque sont prioritaires (les « hajj »), sinon on choisit d’autres personnes de la communauté.
En général, les hommes lavent les hommes et les femmes lavent les femmes, sauf pour les époux (l’un peut laver l’autre).
La direction de la Mecque est primordiale dans le déroulement du lavage rituel – tout comme dans le cimetière d’ailleurs – ce qui pose souvent un problème logistique.
Le lavage mortuaire est un rituel en soi, accompagné de prières, d’incantations récitées dans un certain ordre. Il y a une manière précise et ritualisée d’enlever les souillures.
Comme je l’ai déjà précisé, au dernier lavage on peut mettre du parfum – distillé sans alcool – sur certaines parties du corps.
Puis une prière est récitée si possible par un imam, sinon par quelqu’un qui a réalisé le pèlerinage à la Mecque (le « hajj »).
En effet, en islam il n’y a pas forcément besoin d'avoir un intermédiaire.
Ensuite on se lève pour le déroulement, la prosternation étant interdite, et on prononce « Allah est le plus grand » (« allahu akbar ») ainsi que la « Fātihah » (première sourate du Coran, « bismillahi rahmani rahim ») .
Il y a une manière particulière d’envelopper les morts, manière que l’on peut adapter au contexte historique et politique.

L'orientation des tombes

Les étapes du rituel d’enterrement requièrent que le corps soit orienté dans la direction de la Mecque.
Dans certains contextes (en Europe, ou au Sahara à cause du vent par exemple), l’agencement du cimetière ne prévoit pas qu’on puisse réorienter les tombes, il faut donc trouver des solutions de bricolage pour se fier aux préceptes indiqués.
Il existe une prescription précise de la décoration : pas de cierges ni de fleurs, car cela signifierait une sorte d’accompagnement excessif de la douleur au cours de la vie des survivants.
L’enterrement doit se faire dans les trois jours qui suivent la mort du défunt, puis il y a une cérémonie après sept jours, une autre après quinze jours, et ensuite une après une année.
Il est interdit d’organiser une autre séance de mémoire au-delà d’une année, afin de limiter la période de deuil.
Il existe donc une ritualisation et un calendrier très précis permettant d’exprimer la douleur et d’encadrer le processus du deuil, mais l’objectif est de les dépasser et de retrouver la vie.
Il y a une inégalité de genre, les femmes étant censées ne pas se remarier tandis que les hommes en ont le droit, mais tout un chacun est appelé à vivre après le deuil.
L’incinération est totalement proscrite, car le corps ne doit pas être endommagé mais préservé, d’où l’extrême importance de la perpétuité.
En effet, l’inquiétude majeure des musulmans en Europe est le problème des concessions, l’idée d’incinérer des corps ou d’entasser des corps dans une tombe ne leur est pas acceptable.
C’est la raison pour laquelle le rapatriement des corps est pratiqué de manière assez répandue en Europe.
Les pierres tombales, statues, mausolées et autres choses sophistiquées ne sont pas autorisées.
Mais il existe certains tombeaux qui sont devenus des lieux de vie et de vénération.
Un « culte des Saints » s’est même développé, par exemple, autour de certaines autorités religieuses, hommes ou femmes d’ailleurs, appartenant à des confréries soufies. On en trouve des exemples au Sénégal, en Ouzbékistan, au Maroc, etc.
Quand vous voyez ces tombes, ces mausolées consacrés à des autorités religieuses qualifiées par certains comme des "saints", vous voyez que l'interprétation de ce que je viens de dire, ce qui se dit "scolairement", est très large: il y a une marge de manoeuvre dans l'interprétation des textes, comme toujours dans la pratique d'un point de vue anthropologique, qui relativise ce qui est dit dans les textes, ou en tout cas qui leur donne un autre sens que le sens premier qu'on a en les lisant.
Il y a une mémoire relative, et pas absolue, qui fait qu’on réaffecte les endroits, dans la pratique. Il n’y a pas toujours forcément la même pratique de registre (de registre de tombe par exemple).
La mémoire, dans la pratique, dure un certain temps, mais après dans la pratique on conserve quelques tombes et pas toutes. Quand vous vous promenez dans les cimetières des pays à majorité / de culture islamique, vous réalisez que vous n’avez pas la totalité des tombes visibles d’une famille sur plusieurs générations, cela relativise aussi cette idée de perpétuité.
Pour terminer les étapes du rituel, on invoque Dieu. Cette invocation peut aller jusqu’à la transe, elle peut se faire en silence ou de manière très physique (par des déplacements, par des chants).
Dans la théorie, il est proscrit de se montrer touché de manière excessive ;
mais la pratique n’est pas du tout scolaire : quelqu’un ne va pas se retenir d’exprimer sa douleur de manière très forte parce que ça ne serait pas bien vu d’un point de vue scolaire. Parfois, les textes précis ne sont pas connus de tous non plus, c’est donc très important de toujours voir ce qui se fait dans la pratique et ce qui est marqué dans les textes.
Un enterrement peut parfois être influencé par la politique.

Les musulmans en Suisse: quelques chiffres

Il n’y a pas de rituel absolu, mais seulement des pratiques relatives concernant ces rituels : relatives au contexte familial, politique, économique, géographique, etc. Donc même à l’intérieur d’un rituel religieux, il y a toujours le contexte qui joue un rôle important.
Après ces exemples théoriques, passons à la pratique en Suisse et en Europe.
La population de ressortissants de l’ex-Yougoslavie en Suisse représente la majorité des musulmans en Suisse (environ 50%).
Le Maghreb et le Moyen-Orient ne représentent que 6%.
Notons pourtant que les représentants musulmans au niveau politique sont souvent des Suisses convertis.
Les musulmans en Suisse sont regroupés d’une manière qui ressemble aux Associations, et celles-ci se définissent en grande majorité par le pays d’origine plutôt que par la religion.
C’est donc la nationalité qui est à la base de la cohésion sociale. Ce n’est pas le cas dans tous les pays européens, c’est une particularité que j’ai relevée en faisant du terrain en Suisse.
La religion n’est pas toujours le premier facteur dans les processus d’identification, c’est souvent le lieu d’origine, si ce n’est pas le pays d’origine cela peut être la région, le village d’origine, la langue ; n’oublions pas qu’il y a plusieurs langues qui sont parlées, même à l’intérieur des pays de l’état-nation d’où viennent les personnes concernées, donc il peut aussi y avoir un regroupement en fonction des aires linguistiques et non pas forcément en premier lieu en fonction de la religion musulmane.
La majorité des musulmans en Suisse a moins de 15 ans, la question de l’enterrement est donc pour l’instant secondaire.
Cela explique aussi la raison pour laquelle le corps est souvent rapatrié, car les personnes ont encore souvent des attaches dans le pays d’origine.

Les carrés confessionnels en Suisse

Une autre raison est le manque de carrés confessionnels en Suisse.
Le premier carré confessionnel musulman en Suisse a été établi à Zürich. Il est lié au contexte politique local des négociations de la communauté juive, qui ont précédé les négociations avec les musulmans.
En effet, le cimetière juif de Zürich sert souvent de modèle pour les musulmans pour revendiquer une liberté de culte et un enterrement selon leur religion.
À Genève, il y a eu un petit carré musulman pas loin de la mosquée, mais qui avait déjà été saturé en 1992.
En théorie, notons que les musulmans peuvent se faire enterrer dans un cimetière quelconque, tant que le corps est orienté dans la bonne direction. Mais en pratique, les carrés confessionnels sont préférés, et ce petit cimetière du Grand-Saconnex a été très vite saturé et il n’y a pas eu de solution jusqu’en 2007, où il y a eu une ouverture au cimetière de Saint-George.
La société d’accueil a parfois des difficultés à tenir compte de la diversité des personnes qui y résident et qui y meurent.
L’universalisme qu’on prône parfois est aussi une manière relative d’instaurer les pratiques, et de les exprimer de manière juridique par exemple.
Ces normes peuvent ne pas correspondre aux pratiques de résidents qui se trouvent actuellement sur le sol helvétique et qui n’y étaient pas encore au moment où ces normes ont été établies.
La question est donc de savoir si une intégration post mortem est envisageable.

des rites funéraires transnationaux

Cette question est très présente en France, qui a presque un siècle d’avance sur les questions migratoires, parce que par exemple les soldats sénégalais et algériens ont combattu pour la France durant la Première guerre mondiale, puis il y a eu une main d’œuvre arrivée assez tôt au XXème siècle liée à l’industrie automobile, aux mines ; et la première mosquée de Paris a été créée en 1926, pour remercier les soldats musulmans tombés pour la France, des musulmans venant des colonies de l’époque, qui existaient encore à l’époque de la Première et de la Seconde guerre mondiale : les fameux tirailleurs sénégalais mais aussi de très nombreux soldats algériens (et pas seulement, mais c’étaient les plus nombreux).
En situation de migration, les rites funéraires peuvent prendre des significations nouvelles.
Dans le cas des funérailles des migrants Manjak en France par exemple (donc d’Afrique de l’Ouest), les cérémonies réalisées permettent de faire émerger un nouveau type de convivialité cérémonielle.
Tandis que les cérémonies familiales ont lieu en Afrique dans un cadre très public, très visible en milieu urbain, les limitations de l'espace domestique occasionnent souvent des débordements sur l'espace public en France.
En voici un exemple, tiré d’un article d’Agathe Petit, « L’ultime retour des gens du fleuve Sénégal »:
« En France, les pratiques funéraires en milieu urbain se caractérisent par la privatisation, la désocialisation et l’anonymat. Aujourd’hui, les cérémonies d’enterrement manjak occasionnent des rassemblements importants. Assister aux funérailles est devenu une obligation.»
« En France, les pratiques funéraires en milieu urbain se caractérisent par la privatisation, la désocialisation et l’anonymat. Aujourd’hui, les cérémonies d’enterrement manjak occasionnent des rassemblements importants. Assister aux funérailles est devenu une obligation.»
C’est donc un événement de taille pour ressouder les liens communautaires, qui sont souvent défaits dans un contexte migratoire, mais qui peuvent se reserrer à l’occasion de ce type d’événements qui sont des naissances, mariages, funérailles.
Enterrer ses morts en France reste toutefois une exception pour les musulmans.

Les tontines

Il existe de fait des groupes très importants qui continuent à pratiquer le rapatriement des corps.
La règle, est venue des clubs d’épargne (des tontines), qui fonctionnent pour certains comme des assurances vie.
Il existe des groupes pour toutes sortes d’objectifs, mais le principe est toujours le même : on cotise, on donne une partie à une personne du groupe, et le mois suivant l’ensemble des cotisations est donné à une autre personne qui peut l’investir pour créer une entreprise par exemple, pour faire un premier investissement économique ou alors, pour ce qui concerne les assurances vie, le corps de la première personne qui décède peut être rapatrié grâce aux économies faites par le groupe. Donc on cotise collectivement pour son propre enterrement.
C’est une sorte de microcrédit où chacun participe tous les mois, un système qui fonctionne assez bien, une sorte de banque privée, solidaire et collective. C’est quelque chose de très pratiqué parmi les Africains de l’Ouest.

Les caisses des morts

Voici quelques citations à partir desquelles on peut mesurer la difficulté à s’intégrer, y compris post mortem, parce que les liens avec la patrie sont tout de même assez importants.
« Pourquoi n’enterre-t-on pas les gens à Marseille ? Tout simplement parce que tout le monde dit que si on enterre quelqu’un, au bout de six mois, ou un an, on l’enlève, on va le brûler, ou je ne sais quoi. C’est à cause de cela que personne ne veut enterrer les morts ici et qu’au foyer (foyer de travailleurs) ils ont créé cette caisse pour le rapatriement des morts. Mais avant cela, on ne parlait pas de rapatriement, tous étaient enterrés ici. Il y en a qui continuent de le faire, mais nous les musulmans, avec notre association, on préfère que le corps retourne au village, que les parents le voient revenir (les parents au sens large, la parenté). Et puis, c’est aussi le retour à la terre qui t’a vu naître, c’est comme ça. »
« Pourquoi n’enterre-t-on pas les gens à Marseille ? Tout simplement parce que tout le monde dit que si on enterre quelqu’un, au bout de six mois, ou un an, on l’enlève, on va le brûler, ou je ne sais quoi. C’est à cause de cela que personne ne veut enterrer les morts ici et qu’au foyer (foyer de travailleurs) ils ont créé cette caisse pour le rapatriement des morts. Mais avant cela, on ne parlait pas de rapatriement, tous étaient enterrés ici. Il y en a qui continuent de le faire, mais nous les musulmans, avec notre association, on préfère que le corps retourne au village, que les parents le voient revenir (les parents au sens large, la parenté). Et puis, c’est aussi le retour à la terre qui t’a vu naître, c’est comme ça. »
Ce sont les propos d’une femme sénégalaise (Soninké) qui résume le point de vue d’une Association musulmane en France, l’Asemamau (l’Association des travailleurs du Sénégal, Mali, Mauritanie), plus couramment appelée « caisse des morts » et qui est une des plus anciennes associations officialisée de migrants africains à Marseille, et qui est aussi une des rares à être parvenue à fédérer plus d’une vingtaine de villages.
Elle détient aujourd’hui un réel savoir-faire dans la gestion des décès et des rapatriements post-mortem de ses adhérents.
Cette citation montre un manque de confiance de la part des immigrés dans la société dans laquelle ils vivent.
Certains d’ailleurs ne sont pas forcément nés en Afrique de l’Ouest, ils sont déjà nés en France.
Pourtant un certain nombre d’exemples fondent ce manque de confiance, lié notamment à la prise de conscience des musulmans quant aux modalités de sépulture en France, à la précarité de l’inhumation et à la procédure de rotation des tombes sur le terrain commun.
C’est insupportable pour un musulman – peut-être aussi pour un chrétien, mais c’est beaucoup moins discuté – de s’imaginer que son corps puisse être, après quelques années, déterré, incinéré, déplacé, entassé avec d’autres, que la terre affectée pour le cimetière puisse être affectée à autre chose.
J’ai entendu des personnes me dire qu’il y a des cimetières qu’on transforme en terrains de construction pour un centre commercial – c’est ce type d’idées qui circule, certainement en partie fondées parce qu’il y a une réelle rotation dans la plupart des cimetières européens.
Tout ceci alimente donc le manque de confiance parmi les musulmans en Europe, concernant les rites funéraires adaptés.
En matière de pratique religieuse, les moyens que l’on se donne pour montrer son appartenance en public sont aussi liés à des questions de laïcité, parce qu’il existe des signes plus discrets que d’autres selon la pratique religieuse.
Il y a des pratiques qui correspondent davantage à une idée que les hommes et les femmes politiques se font de la laïcité, que d’autres.
Et les idées concernant l’expression de la laïcité varient beaucoup : je l’ai montré dans un ouvrage qui avait pour objet la Côte d’Ivoire et le Sénégal, ouvrage édité par Jacques Ehrenfreund et Pierre Gisel, parce que la manière dont on aborde la laïcité n’a rien à voir avec la manière dont on l’aborde en Turquie ou en France par exemple.
Un autre problème pratique concerne les hôpitaux où il n’y a pas d’aumônier musulman pour prononcer les prières et où une inégalité de la présence des religions demeure (ceci est aussi important quand il s'agit de personnes mourantes).
Le problème des cercueils qui doivent être utilisés dans le cas de terre trop humide, un problème pratique, est géré par les menuisiers qui savent travailler du bois très fin. Ceci se fait ici aussi et parfois, selon les réglementations et les exigences des cimetières, ceci peut être un compromis (utiliser un bois très très fin, dont on sait qu’il se décompose relativement vite).
Le contact avec la terre, qui est exigé et qui est permis à un degré plus fort avec le linceul, peut être atténué par le cercueil mais pas autant qu’avec les cercueils standards ; on trouve donc un compromis y compris pour ces questions très pratiques, dans le cas où l’enterrement a lieu en Europe.
Il faut donc s’adapter, on ne peut pas appliquer partout de la même manière le principe de perpétuité.
En Suisse, y aurait-il une manière d’adapter cette perpétuité ?
Non pas à perpétuité mais pour une période assez longue ? Ou est-ce que cela reste une exigence trop radicale aux yeux des femmes et hommes politiques ?
Une adaptation existe, mais elle varie beaucoup selon l’administration du cimetière local. Mais il n’existe toutefois pas de lieu en Suisse où l’on peut bénéficier de la concession perpétuelle.
C’est donc un immense sacrifice pour les personnes qui sont enterrées ici.
D’un autre côté, le contre-argument concret ou l’intérêt à se faire enterrer en Suisse réside dans la possibilité que la tombe soit visitée (par exemple, pour les personnes qui ont toute leur famille en Suisse).
C’est donc important, on le sait, les tombes servent à cela, d’avoir un lieu de recueillement, où la proximité avec le défunt peut être vécue, se matérialiser ; ceci peut être un argument en faveur de l’enterrement des migrants sur leur terre d’élection, de résidence, actuelle.

Conclusion et bibliographie

La question des rites funéraires musulmans en Suisse reste donc d’actualité en ce qu’elle reflète en partie l’attitude des autorités face à la migration, ainsi que l’enracinement ou le déracinement des résidents d’origine étrangère.
References