Rites sur le terrain I. Vivre un deuil au travail: la mort dans les relations professionnelles

Marc-Antoine Berthod - 25.08.2013

Introduction

Bonjour. Je vais parler aujourd’hui de «Vivre un deuil au travail, la mort dans les relations professionnelles».
Dans ma présentation, je vais chercher à associer la notion de rite à la notion de deuil, ce qui ne va pas forcément de soi.
Le rite est en effet souvent associé à un phénomène plutôt collectif, significatif pour l’ensemble d’une communauté; alors que le deuil va plutôt référer à un cheminement individuel, à un processus, à une dimension psychologique individuelle si on veut.
Peut-on alors parler de rites de deuil? Et qu'est-ce qu'on peut dire des rites de deuil?
Pour donner un certain nombre de réponses, ou en tout cas des éléments de réponse à ces deux questions, je vais m’appuyer sur un travail de recherche anthropologique qui s’est centré sur un contexte singulier qui n’est pas directement lié aux rites funéraires mais qui est lié au monde du travail, au monde de l’activité professionnelle, et plus précisément au monde des entreprises.
Je vais parcourir ici trois points qui vont permettre de mieux saisir nos rapports aux morts et à la mort, et au deuil, dans les relations professionnelles. Comment en fait la mort et le deuil viennent s’inscrire dans ces relations professionnelles.
Le premier point sera une introduction qui permettra de mieux comprendre la place des rites et du deuil dans une perspective anthropologique (qui est le mienne); et ce qui permettra aussi de comprendre quelle place ces notions occupent dans les contextes sociaux dans lesquelles ils sont performés, comme on peut dire.
Le deuxième point sera une brève présentation de la recherche que nous avons menée sur le deuil en entreprise, et le troisième point permettra de vous donner une description des principaux enjeux qui ont été observés sur le terrain; et cela me donnera aussi l’occasion de vous donner quelques pistes de réflexion sur la ritualisation du deuil aujourd’hui dans le monde du travail.

Rites de deuil et contextes sociaux

Alors, concernant mon premier point, «rites de deuil et contextes sociaux»:
Je pourrais commencer en disant que le terme de rite renvoie généralement aux principaux événements publics, souvent pensés comme répétitifs, qui peuvent paraître peu changeants (alors que ce n’est pas le cas en fait, mais c’est souvent l’idée qui est véhiculée avec cette notion-là).
Les rituels seraient inscrits dans une forme de tradition, et on pense aux séquences de funérailles, on peut penser à la préparation du défunt, à sa mise en bière, on peut penser à la veillée funèbre et à la procession qui rassemblent généralement passablement de monde, et à la mise en terre.
Les rites aussi peuvent se réaliser sur une temporalité plus longue. On peut imaginer aussi la visite au cimetière, chaque année à la Toussaint par exemple, ou on peut penser aux célébrations commémoratives.
J’aimerais dire que depuis environ 150 ans, beaucoup d’anthropologues et aussi des historiens ont contribué à alimenter notre imaginaire autour de ces pratiques funéraires qui rassemblent des collectifs de personnes et qui développent des pratiques qui apparaissent comme soit prescrites et parfois même obligatoires (est-ce qu'on se sent obligé à participer à ces séquences dites rituelles?).
On a souvent aussi l’idée que le rite peut être spectaculaire.
Alors je ne vais pas rentrer dans des définitions ou une critique de ces notions-là, j'aimerais simplement rappeler que c’est souvent un peu l’arrière-fond sur lequel on s’appuie pour penser la notion de rite.
En 1930 a été par exemple publié un ouvrage en anglais, une thèse d’Effie Bendann sur les rites d’enterrement à travers le monde ou dans différentes petites sociétés australiennes, américaines, sibériennes, ou encore indiennes.
Dans ce document, on voit bien toute la richesse, déjà il y a environ quatre-vingt ans, richesse et diversité des pratiques qui sont développées autour de la mort et du deuil.
Ce document vient d’être réimprimé dans les années 2000 à deux reprises, ce qui témoigne assez bien d’un intérêt, encore aujourd’hui, pour ce type de démarches (de comparer des rituels collectifs, ici et ailleurs, pour voir un petit peu ce qui est fait autour de la prise en charge des morts).
On peut aussi mentionner à titre d’exemple un ouvrage récent sur les funérailles princières en Europe entre le XVIème et le XVIIIème siècle, où on voit bien tout l’appareil, le décorum si on veut, des funérailles royales ou princières dans différentes cours, que ce soient des cours des Habsbourg, la cour d’Angleterre, des Polonais, des tsars russes, et c’est assez intéressant de voir justement ces mises en scènes rituelles collectives prendre place.
Donc je l’ai dit ici, ces différents éléments peuvent nous permettre d’associer la notion de rite à celle d’une mise en scène.
Et c’est à travers cette association que différents auteurs vont parfois commenter les rapports que nous entretenons aujourd’hui à la mort et au deuil en faisant le constat qu’il y aurait aujourd’hui une déritualisation, qu'il y aurait en fait un effacement de ce collectif, et qu’on se retrouverait un petit peu seul, isolé, ou dans l’intimité avec nos morts et dans nos rapports à la mort depuis les années je dirai cinquante environ.
On peut dire toutefois que, à partir des années septante (70) ou dans les années septante en tout cas, plusieurs anthropologues - et je pense ici en particulier à Johannes Fabian - ont souligné l’importance de «désencapsuler» la mort et le deuil de ces seules séquences rituelles.
C'est-à-dire qu'il importe de comprendre le rapport qu’une société va entretenir avec ses morts, non pas seulement à la mesure de ces séquences rituelles collectives partagées, mais qu’il faut aller voir dans d’autres sphères sociales ce qui est en train de se jouer. Dans d’autres moments.
Il faut raccrocher en fait les rituels à des histoires familiales, à des chroniques familiales, à des histoires interpersonnelles, qui se déroulent sur le long terme, et ça vient éclairer aussi les rituels sous un autre jour.
Donc cette prise en compte du long terme; et ce cas par exemple était préconisé par le sociologue Jean-Hugues Déchaux qui s’est intéressé en France aux liens de filiation et notamment à travers une journée autour du souvenir des morts, et de quelle est en fait cette pratique aujourd’hui en France.
Donc, j’en arrive ici à l’idée, qui me paraît assez importante, d’étudier la mort et le deuil dans le monde du travail, et dans des entreprises également. Pour comprendre ce rapport que nous construisons avec les morts et la mort.
Il y a un certain intérêt et une originalité à se pencher sur cette question-là, d’autant plus que la littérature en la matière est quasiment inexistante; il y a beaucoup de littérature sur la mort en général, beaucoup de littérature sur le deuil en général, mais dès qu’on s’intéresse à la façon dont la mort et le deuil sont vécus dans le monde du travail, il n’y a pratiquement rien.
Par contraste, maintenant, après avoir pris quelques instants pour parler de cette notion de rite, on peut s’arrêter aussi sur la notion de deuil, en disant que ce ne sont généralement pas tellement les anthropologues ni les sociologues qui se sont intéressés à cette notion-là, mais essentiellement les psychologues qui ont alimenté la réflexion.
Et aussi, bien sûr, les psychanalystes; donc ces deux rôles professionnels se sont focalisés non pas forcément sur la prise en charge du cadavre et les rituels ou à la présence physique du mort, mais vraiment sur le sentiment de perte, sur l’absence, et qu’est-ce que cette absence, ce vide, peut créer au niveau psychique.
Donc, on peut dire que la réflexion est souvent restée très centrée sur le cheminement individuel de la personne, sur son vécu intérieur durant le deuil.
Et c’est dans cette perspective que aujourd’hui, parfois, des psychologues disent toute l’importance de prendre aussi en considération des rites, mais c’est souvent pour accompagner la personne dans son processus psychique si on veut; dans ses étapes, dans une certaine linéarité du vécu du deuil.
Et à ce moment-là, le rite aurait une fonction surtout intégrative, voire cathartique: les rites vont réguler les émotions et vont aider la personne à cheminer à travers son deuil.
Donc, on pourrait presque dire qu’il y a une sorte de grand écart entre d’une part les rites qui sont pensés ou qui ont longtemps été pensés comme collectifs, spectaculaires, publics, et qui auraient aujourd’hui disparu; et puis d’autre part le deuil dont le poids du deuil serait essentiellement porté par chaque individu.
Donc pour sortir en quelque sorte de ce grand écart, il me semble important de rester au plus près des rapports que les gens entretiennent véritablement avec les morts, donc la façon dont les vivants mettent en scène leurs morts, dans différents contextes sociaux, dans différents lieux, en fonction de leurs histoires interpersonnelles, et c’est un domaine qui commence à peine à être défriché.
Cela permettrait de mettre aussi en évidence une sorte d’anthropologie ou une sociologie du deuil, qui commence à peine à voir le jour, et j’aimerais citer ici trois livres assez récents qui témoignent de cette originalité, trois livres qui vont dans cette direction:
Le premier est celui d’Albert Piette, «Le temps du deuil», le deuxième celui de Karine Roudaut «Ceux qui restent», et le troisième celui de Nadia Veyrié sur les héritages.
C’est dans cette perspective que vient s’inscrire le travail que nous avons réalisé avec un collègue, Antonio Magalhaes de Almeida, sur la mort et le deuil dans les relations professionnelles.

Quelques changements sociaux à considérer

Donc avant de présenter ce travail - de commenter les principaux enjeux, ce qui fait l’objet ici de cette discussion - il me semblait encore utile d’évoquer ou d’avoir en arrière-fond quelques changements sociaux qu’on vient de garder en tête, pour réfléchir à la place des rites de deuil aujourd’hui, en particulier dans le monde du travail.
Le premier point sur lequel je voulais rapidement m’arrêter, c’est que la signification des liens de parenté dépend beaucoup aussi de la taille de la famille.
Aujourd’hui, on observe beaucoup de recompositions familiales, donc se pose la question du deuil d’un ex-conjoint, d’un ex-beau-père, d’une ex-belle-mère, et comment même on pourrait imaginer accompagner une personne en fin de vie alors qu’effectivement on occupe une place différente aujourd’hui dans la famille.
Donc on voit bien ici un enjeu important, où la façon de penser le deuil évolue et change en fonction aussi des structures familiales.
Le deuxième point est bien sûr lié à tout ce qui a trait à la médicalisation ou même à la professionnalisation ou à l’institutionnalisation des situations de fin de vie et de la mort; on peut penser simplement qu’on meurt beaucoup plus à l’hôpital aujourd’hui qu’au domicile, on peut penser aussi au fait qu’on a beaucoup de professionnels de pompes funèbres, qui gèrent en fait tout ce qui relève du mourir et du deuil, et puis on peut aussi penser à de nombreux psychologues qui proposent un suivi ou un soutien aux personnes endeuillées.
Donc on a beaucoup de personnes qui gravitent autour de ces temps-là, ce qui peut demander en fait de la coordination entre ces personnes, ce qui demande une conciliation entre vie privée, vie professionnelle de ces gens qui cherchent le bien des familles, le bien des proches qui sont confrontés à la perte, mais on voit bien ici tout un groupe de personnes qui peut intervenir dans ces situations-là.
Un autre élément qu’il convient peut-être de souligner c'est qu’on va faire face à une augmentation du nombre de défunts, notamment avec le vieillissement de la population et puis aussi la chute drastique, depuis maintenant plus d’un siècle, de la mortalité infantile, donc les morts deviennent de plus en plus âgés si on veut, on décède de plus en plus âgés, mais aussi les décès seront de plus en plus nombreux, aujourd’hui on compte à peu près 60’000 décès en Suisse par année, et on s’attend à ce qu’il y ait environ 90’000 décès à l’horizon 2050. Donc on pourrait dire que la mort a de l’avenir.
Le dernier point que j’aimerais relever est qu’on fait face aujourd’hui à beaucoup de mobilité et de dispersion des familles, donc les gens peuvent être en situation de migration et avoir un proche qui décède dans un autre pays, donc cela demande des aménagements, ça demande toute une série de dispositions à prendre, et surtout quand vous êtes actif professionnellement, des arrangements qui ne sont pas toujours simples à trouver. Donc cette mobilité de circulation des objets et des personnes est un élément qui me paraît important aussi à prendre en considération.

Etudier le deuil en entreprise

Je viens maintenant, après avoir présenté ce premier point introductif sur les questions de rites et de deuil, me focaliser plus précisément sur le deuil en entreprise: comment est-ce qu’on peut étudier le deuil en entreprise?
On peut déjà dire que les études empiriques, qui se fondent vraiment sur un matériel consistant, sur cette question du deuil, ces conditions d’expression - dans les sociétés en tout cas industrielles - restent tout à fait rares.
En tout cas, elles sont rares là où les psychologues et les psychiatres ont un rôle actif important (on trouvera des études anthropologiques sur le deuil en milieu urbain, mais où en fait on n’aura pas forcément ces figures de la psychologie voire de la médecine en arrière-fond).
Quand on s’intéresse aux milieux professionnels et aux entreprises, on n’a que très peu d’informations actuellement; il faut se pencher sur les conventions collectives de travail pour connaître, par exemple, le nombre de jours de congé que les personnes peuvent obtenir à la suite d’un décès d’un proche, on peut aussi avoir une entrée importante qui est les accidents du travail, et puis les maladies professionnelles.
Donc, là on a un certain nombre d’informations sur la façon dont les entreprises vont gérer les crises du personnel, les crises auxquelles font face les membres du personnel.
Une autre thématique importante qui est abordée (sur des thématiques similaires) c'est la question du suicide, donc le suicide en entreprise, où on a des travaux par exemple comme ceux de Christophe Dejours ou Florence Bègue, qui se sont intéressés à la façon dont les entreprises font face à ces situations difficiles.
Mais là, on est très rapidement sur des questions qui touchent l’employé lui-même, on n’est pas forcément sur sa vie «privée», sur le deuil privé qu’il rencontre et qu’il ne manifeste pas forcément, dans son lieu de travail.
Donc, il est assez difficile d’imaginer qu’un collègue, avec lequel ou laquelle on travaille tous les jours, peut être en situation de deuil, avoir connu un décès proche, puisque, en fait, il ne porte peut-être aucun signe sur lui, il garde tout ça pour lui.
Donc comment procéder, à ce moment-là, face à la mort d’un proche d’un collaborateur ou d’une collaboratrice?
Est-ce qu’il faut intervenir directement ou alors rester en retrait car le deuil appartient à la sphère privée?
Ou alors considérer que le deuil relève d’une certaine forme de complication, devient presque pathologique si on veut, introduit un certain nombre de difficultés, d’où la nécessité d’établir un certificat d’incapacité de travail (et c’est ça qui va jouer un rôle important dans l’arbitrage du deuil dans le milieu professionnel).
Et puis dans le même temps, est-ce que les employeurs vont développer des actions collectives dans ces situations, est-ce qu’ils vont participer au rituel, qu’est-ce qu’ils vont proposer?
Quel type d’accompagnement ils vont pouvoir offrir dans ces conditions?
C’est ces différentes questions que nous avons cherché à documenter, à analyser et puis à interpréter, à travers une recherche qui s’est déroulée d’avril 2007 à décembre 2009, et qui a fait l’objet d’une publication en 2011, intitulée «Vivre un deuil au travail, la mort dans les relations professionnelles», aux cahiers de l’EESP à Lausanne.
On a mené avec Antonio Magalhaes de Almeida cette recherche en Valais francophone essentiellement, sur le canton de Vaud un bout également, auprès de vingt-deux moyennes et grandes entreprises; l’idée était de s’intéresser aux entreprises qui avaient plus de cinquante employés, ce qui nous permettait d’avoir disons au moins des événements relativement récents dans la tête des personnes que nous rencontrions pour nous parler de la place de la mort en entreprise.
On s’est focalisés sur des entreprises qui étaient actives dans l’industrie et les services, donc on a essayé de varier en fait le type d’activités professionnelles.
Et on a réalisé des entretiens semi-dirigés avec vingt-neuf membres de direction et responsables de services des ressources humaines.
On a également réalisé des entretiens en profondeur avec six employés en deuil qui étaient parallèlement suivis par une psychothérapeute, et l’idée ici était de focaliser sur des expériences de vie relativement difficiles, où le rapport au travail pouvait être aussi conflictuel, et c’étaient des situations pour nous assez emblématiques qui permettaient de faire remonter toute une série de questionnements que nous avons ensuite retraduits dans nos questionnements pour aller à la rencontre des responsables des ressources humaines d’entreprises.
À cela, on peut ajouter encore toute une série d’entretiens qu’on qualifie généralement d’informels, avec plus de quarante personnes qui sont concernées plus ou moins directement par la mort dans les relations professionnelles.
On peut penser ici aux travailleurs sociaux, aux syndicalistes, aux médecins du travail, aux collègues aussi, à des secrétaires, à des juristes, et cela nous permettait d’alimenter une réflexion plus élargie dans ce contexte social sur le deuil.
Pour terminer, on peut dire encore qu’on a mené toute une série d’observations, plus ou moins aléatoires, qui étaient en fonction de nos expériences respectives, soit dans notre propre milieu professionnel, soit en fonction des rencontres que nous pouvons faire dans la vie de tous les jours, et les personnes en fait pouvaient s’exprimer sur la façon dont elles vivaient un deuil au travail, et nous avons essayé d’intégrer tous ces éléments-là dans notre réflexion.
Parce qu’évidemment, il est assez difficile d’observer en situation le vécu d’un deuil et sa manifestation; il faudrait pour cela être dans une entreprise tous les jours, et puis encore pouvoir accéder à des moments un peu intimes, à des échanges plus ou moins formels ou informels ou spontanés, qui seraient en fait difficiles d’accès.
On voit donc toute la difficulté à documenter concrètement ce type de sujet.
Quelques informations concrètes, quelques chiffres peut-être aussi me paraissent intéressants à livrer ici pour comprendre cette réalité du deuil au travail qui est à la fois une réalité extraordinaire, mais une réalité tout à fait ordinaire.
Extraordinaire bien sûr pour la personne qui la vit, mais en même temps ordinaire puisqu’elle survient un très grand nombre de fois.
Les chiffres sont à prendre avec des pincettes, si on peut dire, puisqu’ils sont difficiles à établir, des entreprises n’ont pas toujours la possibilité de donner des indications exactes, parfois on donne des chiffres de tête, donc on voit bien que c’est une réalité très diffuse.
Mais parmi les informations que nous avons eues, précises, de certaines entreprises, avec le recoupement de ce que nous disaient des informateurs, des responsables de ressources humaines, on arrive à dire que environ le 40% des congés spéciaux (donc tous ces congés qu’on peut avoir pour un mariage, un déménagement, le don du sang, pour certaines obligations civiques également) donc tous ces congés spéciaux accordés le sont pour un décès à hauteur de 40%.
On a environ 8% d’employés qui ont pris un congé pour décès durant l’année.
Et on estime à 10 à 15% la population active qui est touchée par la perte d’un proche (donc c'est pas forcément un proche défini dans sa famille, mais qui a le sentiment d’avoir été affecté en fait par le décès d’un ami, d’un voisin ou d’une connaissance), et ce chiffre montre l’importance de cette réalité.
Je citerai aussi, parmi les documents existants, un rapport américain qui a été réalisé en 2003, mais basé sur des auto-évaluations de personnes en deuil (sur 25 ans cela a couvert 25’000 personnes, c’est donc relativement considérable) où on rapporte que le sentiment d’avoir été improductif au travail est réparti de la façon suivante:
Environ 30% entre 5 jours et 30 jours, 50% au moins 30 jours, et puis le 20% jusqu’à une année. Le 20% jusqu’à une année ça montre en fait que c’est une réalité qui est très présente et qui affecte les relations professionnelles de manière considérable, même si on en parle peu directement.
Il y a aussi, quelques fois, des estimations chiffrées. Pour les États-Unis, l’estimation du coût lié au deuil est de 37 milliards de dollars - c’est donc un chiffre qui paraît colossal, qu’il faut rapporter évidemment à la grandeur du pays des États-Unis - mais ce que j’aimerais souligner ici c'est simplement comment on arrive à estimer ce coût: c’est par exemple en prenant des indicateurs comme «prendre de mauvaises décisions pour les managers», pour aussi se donner une idée «la difficulté à conclure des affaires commerciales ou des contrats de vente», «l’incapacité à rester productif», et puis les éventuels accidents qui seraient dus au trouble de la concentration et aux problèmes de santé qui peuvent en résulter, voire la dépression.
Donc évidemment très difficile à quantifier, mais on voit bien toute une série d’indicateurs où le deuil n’est pas directement nommé mais peut être tout à fait en arrière-fond des enjeux ou des risques psycho-sociaux que les managers, les ressources humaines doivent être amenés à gérer.

Entre subtil soutien et cruel oubli

Cette brève présentation de la recherche me permet maintenant d’arriver à quelques éléments concernant le soutien ou l’oubli que peuvent manifester les employeurs face au deuil.
Ce que j’aimerais dire peut-être , c’est que nous sommes passés, en une centaine d’années, d’un pouvoir discrétionnaires des patrons à une obligation des employeurs à accorder des jours de congé. Donc ça c'est un acquis relativement clair; on a ouvert, notamment via les conventions collectives, à l’officialisation du deuil dans les entreprises.
Donc en même temps on le reconnaît, mais on exclut un certain nombre de deuils - c’est-à-dire qu’on va focaliser sur un parent, un cousin, une tante, qui a droit à un jour, un enfant c’est cinq jours, mais en même temps un ami n’est pas du tout considéré dans ce cercle-là.
On peut aussi se poser la question aujourd’hui des concubins, en fait, est-ce qu’ils peuvent être inclus dans ces conventions collectives ou pas, la marge de manoeuvre des entreprises est relativement importante à ce niveau-là.
Mais ce que j’aimerais bien souligner ici, c’est cette officialisation du deuil, mais qui dans le même temps va uniformiser et standardiser, à la fois dans la durée et la désignation des personnes, celles qui sont susceptibles d’y participer ou pas. Donc cela a une influence importante.
On constate néanmoins à travers notre recherche que beaucoup de souplesse et beaucoup d’adaptation restent présentes dans les différentes entreprises que nous avons contactées.
Beaucoup d’entreprises affirment, par ailleurs, ne pas vouloir interférer avec le deuil des employés. Ceci est une information assez importante.
Elles veulent rendre possible la participation aux funérailles, et surtout la gestion administrative que requiert la mort d’un proche.
Elles ne veulent pas empiéter sur ce qu’est un deuil, ou définir ce qu’est un deuil.
Elles restent complètement en-dehors de ça, ce qui ne va pas forcément sans difficultés ou sans problèmes, parce qu’on peut passer complètement à côté du deuil d’une personne dans cette perspective.
Si les conventions collectives ont permis de mettre en place un certain nombre de jours de congé auxquels on a droit, on peut encore se demander s’il y a par contre de la place pour vivre et exprimer son deuil au travail, et notamment sur le long terme: dès que la personne retourne au travail, qu’est-ce qui se passe, est-ce que le deuil est tabou, est-ce qu’il est entravé (pour reprendre une expression de Kenneth Doka), est-ce qu’il peut être exprimé de manière plus ou moins satisfaisante, avec qui ou dans quelles circonstances? C’est donc un élément qui me paraît important à prendre en compte.
Deux aspects peuvent être relevés, d’une part la sphère personnelle et privée de plus en plus présente dans les espaces publics, ça il faut bien le relever aussi, on parle beaucoup de séparation entre sphère privée et sphère publique, mais en l’occurence le deuil, qui est censé relever de la sphère personnelle, est bien sûr présent dans le monde du travail; avec les nouvelles technologies par exemple, on peut apprendre le décès par un sms, sur son lieu de travail.
On voit donc ici des interpénétrations entre sphère personnelle et sphère privée, auxquelles les employeurs ne savent pas toujours exactement comment répondre.
Ceci est un élément important et en même temps, l’employeur cherche évidemment à préserver, ou à protéger de plus en plus, l’intégrité et la dignité de la personne, ne peut pas demander des informations qui relèvent de sa vie privée, donc l’employeur - c’est un élément important à avoir en arrière-fond - est souvent emprunté par rapport à cette sphère privée, sachant que le deuil relève souvent des sphères privées.
Et d’un autre côté, on a aussi tout ce qui relève de l’organisation du travail qu’il faut prendre en compte, les changement de l’organisation du travail, les modes de production, où on essaie de respecter la personne mais en même temps de lui donner plus de responsabilités; le travail par objectifs est quelque chose d’assez constant.
J’aimerais juste rappeler ces éléments-là pour dire qu’on va observer sur le terrain, concernant le deuil en entreprise, une tension entre cet impératif organisationnel que les employeurs cherchent à mettre en oeuvre, et d’un autre côté le respect de la personne, qui est perçue dans sa plus grande, son intangible intimité; et cela se retrouve en particulier dans le temps du deuil.
On pourrait donc dire que la mort et le deuil sont des moments qui, presque par excellence, vont échapper aux régimes de prévisibilité, qui ne vont pas concorder avec les standards organisationnels et rationnels du travail.
En matière de deuil, il est assez difficile de dire qu’on va chercher à les coacher, à les conseiller, à proposer des mesures assez proactives, contrairement à d’autres formes d'absentéisme qui ne sont pas notamment liées ou attachées à cette question du deuil. On voit bien là que l’entreprise est un petit peu empruntée.
Et puis, on peut dire aussi qu’il n’est pas très étonnant que les membres de direction, les responsables de ressources humaines, les cadres, mais aussi les collègues et les personnes en deuil elles-mêmes, vont adopter un positionnement qui est flottant entre deux registres, durant une période indéterminée quand elles retournent au travail.
Période indéterminée face au deuil, parce qu'on est dans le registre à la fois de la spontanéité, de l’intimité, de l’informalité; et d’un autre côté on a tout le registre du soutien, du conseil, de l’écoute, de la catharsis.
Et en fait au travail, on pourrait dire, dans les relations professionnelles, tout l’art de gérer le deuil consiste à n’être ni dans le registre clair de la stricte spontanéité (intimité etc.), ni dans celui du soutien et du conseil, de l’écoute; il y a une sorte de flottement ou de temps de latence qui va se caractériser non seulement par le fait que rien n’est prévu au retour au travail (si on écoute les employeurs, ils disent ne rien mettre en place), mais aussi par le fait que l’entreprise ou le monde du travail n’est pas, dans l’immense majorité des cas, à l’origine du chagrin ou de la perte.
Ce qui fait qu’on est effectivement dans une sorte de temps de latence, qui provient du fait que chaque acteur en présence va appréhender le retour au travail d’un individu en deuil, à partir de deux conceptions du deuil bien distinctes( ça, ça me parait important):
La première conception va assimiler le deuil et le statut qui en résulte à une affaire essentiellement privée. À ce moment-là, le deuil doit rester discret, voire latent, et pourquoi pas même caché parfois.
La seconde conception va associer le deuil et ses modalités d’expression à sa composante plutôt psychologique. Le deuil est alors connu, voire reconnu, mais même parfois trop manifeste.
Le cas échéant, il convient alors d’aller voir un médecin généraliste, parce qu’il pose problème dans les relations au travail.
On voit bien cette tension entre «le deuil, c’est du ressort du privé donc je ne fais rien», et puis d’un autre côté «le deuil pose problème, donc on va voir un médecin, mais c’est extérieur à l’entreprise».
Et ce qu’on observe dès le retour au travail, c’est qu’on est dans cet entre-deux, dans ce temps de latence, dans lequel les employeurs vont dire «on suit les employés en deuil à distance».
Cela reflète bien cette idée-là: on passe par le supérieur direct du collaborateur en deuil en lui demandant si tout va bien, on essaie d’avoir des informations comme ça, on se renseigne, mais on contourne en quelque sorte une discussion ou une confrontation directe avec la personne en deuil.
On le fait, bien sûr, dans certaines entreprises; ce n’est pas à généraliser. Mais ici c'est simplement de vous donner quelques indications par rapport à la place du deuil au travail en général.
En d’autres termes, lorsqu’il s’agit de penser la place du deuil au travail, il faut bien voir que l’accent est avant tout mis sur l’anormalité du deuil et ses complications.
Il est certainement plus rare, voire plus difficile, de "mettre en relief" sa normalité.
Quand tout va bien, on est en deuil mais tout va bien, on ne sait pas trop quoi faire ou alors on ne s’en préoccupe guère. Donc en fait, c’est vraiment son aspect problématique qui est parfois mis en avant.
Au sein d’une entreprise donnée, chaque acteur va être pris entre une conception du deuil considéré comme «normal», qui reste une affaire privée, et une conception de deuil pensé comme «anormal», dont la prise en charge serait réservée alors à des spécialistes extérieurs à l’entreprise.
Tout se passe en fait comme s’il n’y avait pas d’alternative, ou pas de gradation entre ces deux choses. Tout va bien, ou tout ne va pas bien.
Alors qu’on voit bien que dans les relations professionnelles, cela prend du temps, les choses peuvent se dégrader, le deuil se complique sur le lieu de travail également; donc ces situations de deuil ne sont jamais traitées dans une perspective à la fois systématique et collective qui pourrait émaner d’une logique spécifique aux entreprises elles-mêmes.
Entre un deuil considéré comme «normal» et un deuil estimé comme «anormal» (et à ce moment-là c’est à l’extérieur de l’entreprise qu’on va chercher à gérer ça), il y a néanmoins des choses qui se passent au sein de l’entreprise, qui permettent de voir quelle place ont la mort et le deuil dans les relations professionnelles.
Trois moments peuvent être mis en avant, par exemple déjà le fait d’apprendre un décès, les possibilités d’en informer ses collègues au sein de l’entreprise, on peut déjà distinguer le temps de l’annonce et de l’officialisation, et le temps de l’information.
Pour les employeurs, ceci est un élément important; très vite, il y a un soupçon que tout le monde sait qu’un collègue est en deuil dans l’entreprise.
Ce qui fait qu’on va parfois éviter une certaine annonce, ou une certaine officialisation de cette information-là.
Et cela peut créer des tensions ou des conflits, surtout si un employé en deuil pense que son supérieur hiérarchique a été informé mais que ça n’a pas été le cas, et ça arrive à plusieurs reprises. Donc ces temps d’information et d’annonce sont très très importants autour du décès qui vient d’arriver.
Un autre élément très important est tout ce qui relève de la circulation des cartes de condoléances et de la participation aux funérailles, où l’entreprise peut évidemment aussi là avoir soit des directives assez précises, soit beaucoup de souplesse en disant, on va laisser chacun aller à l’enterrement. Evidemment là ,il y a trop de diversité pour en dégager une règle en général.
Par contre, on peut préciser que le fait d’avoir au minimum un représentant de l’entreprise lorsqu’il y a un décès d’un proche d’un collaborateur, c’est pour la plupart du temps très apprécié, et la circulation des cartes de condoléances et les mots qui sont inscrits sur ces cartes sont souvent très lus et marquent les esprits même plusieurs semaines voire plusieurs mois après, et pas forcément sur le moment-même. C’est donc aussi un élément à prendre en compte pour les employeurs quand ils réfléchissent à ces situations-là.
Il y a aussi des visites parfois, qui se font par les membres du personnel, les supérieurs, au domicile du proche. Et là, c’est plus délicat si on est dans une posture de supérieur direct, dans la mesure où on peut être amené à découvrir un appartement d’un employé pour la première fois, et cela peut créer un certain nombre de tensions; donc il faut être attentif aux actes que nous faisons dans ces moments-là.
Il y a souvent beaucoup de soutien de la part des collègues, mais dès qu’on est dans un rapport hiérarchique c’est un peu plus compliqué.
Mais on voit bien que l’entreprise est présente durant les funérailles, et cette présence-là est souvent remarquée par les personnes en deuil.
Quelques éléments maintenant qu’on pourrait aussi amener par rapport au retour à proprement parler de la personne en deuil sur son lieu de travail:
Ce qui apparaît très souvent, c’est qu’il y a une forte angoisse du retour. Il n’y a pas de remise en question du poste, c’est très rare, c’est-à-dire qu’une personne est déjà en situation de fragilité, donc on ne va pas imaginer qu’elle veuille changer de poste de travail à ces moments-là, par contre l’angoisse est bien présente, c’est un moment difficile, la confrontation avec les collègues.
Plus la confrontation avec les collègues que la reprise de l’activité, qui est souvent une ressource, qui est souvent une modalité d’échapper au deuil, et si on a ça en tête, ça nous permet aussi de bien comprendre cette réalité.
On peut aussi noter qu’il y a plusieurs temps qui vont marquer la reprise du travail.
Il y a la reprise officielle, tel jour on revient, lundi matin à huit heures, mais il arrive que les employés en deuil ont déjà eu des contacts préalables, sont venus par exemple à une verrée, un apéritif de départ d’un autre collègue trois jours avant le retour officiel, ont eu des échanges d’E-mail, de téléphone, etc. C'est un élément important.
Il y a plusieurs temps qui marquent la reprise du travail et elle n’est pas limitée au jour officiel de reprise.
On peut aussi relever que dans la plupart des entreprises dans lesquelles nous avons eu des informations, des entretiens, il y a une absence de directives. On dit «nous ne faisons rien» assez facilement.
Et s’il faut chercher des directives, il faut aller dans des classeurs, on n’a pas tellement de tradition orale, on n’est pas sûrs de nos informations, sur le nombre de jours de congé auquel on aurait droit, on doit aller lire cette information-là. Donc, c'est aussi un bon indicateur, le fait que ce n'est pas si courant, le deuil est courant mais la façon de le gérer ne l’est pas.
On utilise très souvent une expression qui est arrivée à plusieurs reprises, on «prend la température».
Les supérieurs directs et les employeurs cherchent à «prendre la température» quand la personne en deuil revient sur son lieu de travail.
Cette expression est en quelque sorte un peu ambiguë, on ne sait pas si on prend la température par rapport au contexte général (tout à coup la personne en deuil revient sur son lieu de travail et on veut voir un peu quelle est l’ambiance d’ensemble) ou si c’est la personne elle-même (on veut prendre la température de la personne pour voir si elle va bien par rapport à son propre deuil). Et c’est une ambiguïté en fait qui se reflète assez bien dans la posture des uns et des autres dans les relations professionnelles, ces moments un peu tendus comme ça, temps de latence au travail.
Un autre élément très important est que, très généralement, l’initiative de parler du deuil est laissée à l’employé en deuil.
Très souvent, on peut avoir l’employeur qui dira peut-être un tout petit mot, mais on lui laissera, "si il y a quelque chose qui ne va pas très bien, venez m’en parler». C’est généralement dans ce sens-là que ça se produit.
Les employeurs aiment bien également avoir une liste de choses à faire, et à ne pas faire. Par contre ils ne souhaitent pas forcément avoir une liste de choses à dire et à ne pas dire, ce qui est très différent.
Avoir les bons mots qu’on placerait face à une personne en deuil est souvent mal perçu, ça sonne faux, ça sonne creux, il y a quelque chose de bizarre, on ne peut donc là on ne peut pas dresser de «check-liste» à faire.
Par contre il y a un certain nombre de points sur lesquels les employeurs pourraient tout à fait être à l’aise d’avoir, notamment autour des cartes de condoléances, autour d’actions qui pourraient être faites en allant rendre visite ou pas à l’employeur, à quel moment, les anniversaires, est-ce qu’il faut se les rappeler ou pas (un anniversaire de décès, surtout quand c'est un employé qui perd un enfant par exemple, est-ce que la personne va prendre congé ce jour-là)... On ne le sait pas forcément, que c’est l’anniversaire du décès de cet enfant, est-ce que l’employeur devrait noter quelque part, donc à ce moment-là cela lui permettrait de faire un petit mot de rappel à l’employé, mais de garder pour lui ce type de «chek-liste».
On a aussi un autre élément, c’est que ce temps de latence est considéré comme tout à fait normal, on revient au travail, on sait que la personne est en deuil si ça a été officialisé ou dit du moins, mais on ne doit pas chercher à réguler ce moment-là. On pense souvent que ça doit rester "naturel". Mais ce naturel aussi est quand même contrôlé, normé, structuré, c’est un naturel qui est particulier (on utilise le terme «naturel» justement pour éviter d’aller sur le registre trop explicite des normes qu’on mettrait en place pour gérer le retour au travail.
D’où cette idée, évoquée avant, du suivi à distance des supérieurs hiérarchiques, qui se sentent un petit peu empruntés.
Dans le même temps, si on prend le point de vue maintenant de l’employé qui est en deuil, on peut noter un certain nombre de choses assez intéressantes.
La première est que les personnes en deuil entretiennent souvent un rapport ambigu à l’erreur professionnelle.
Ils disent peut-être parfois faire des petites fautes de concentration, mais il aiment bien distinguer des erreurs qui seraient des erreurs de tous les jours et de tout le monde, et des erreurs qui seraient dues spécifiquement au fait qu’ils sont en deuil.
Et si les personnes en deuil disent percevoir cette distinction, pour les employeurs c’est quasiment impossible. On sera très vite tenté d’associer une erreur au deuil.
Donc, il y a là un enjeu fort dans la relation professionnelle entre un supérieur et son employé quand il y a tout d’un coup une erreur qui est produite sur le lieu de travail.
Ce que les personnes en deuil perçoivent aussi, c'est un manque de planification et d’anticipation.
C'est à mettre en lien avec le fait que les employeurs généralement disent laisser l’initiative aux personnes en deuil, par contre les personnes en deuil regrettent en quelque sorte qu’elles n’anticipent pas suffisamment et qu’elles ne planifient pas les choses, qu’elles soient donc plus proactives.
Il y a là une contradiction dans les attentes respectives, ce qui crée ce temps de latence et d’attente où les gens se regardent un petit peu en chien de faïence au retour au travail en deuil.
Un élément qui est très apprécié par contre par les personnes en deuil c'est une expression qui reflète assez bien cette idée-là, la «politique des petites heures».
Qu'est-ce que ça veut dire cette «politique des petites heures»? Cela veut simplement dire que les employés peuvent s’absenter une heure ou deux, peuvent être ailleurs, faire autre chose, ou bénéficier tout à coup d’un petit arrangement, qui est, à la suite d’une discussion avec le supérieur, octroyé.
Très souvent, on a vu ces petits aménagements tolérés, acceptés ou validés par des supérieurs, et cela a été très fortement apprécié.
Ce qui est plus difficilement appréciable c'est que parfois, on demande de rattraper ces heures qu’on aurait pu avoir, et là, on est dans un autre type de difficulté.
Un autre élément c'est le sentiment de vacuité par rapport à l’activité professionnelle elle-même, surtout pour les petits détails.
Si on est un peu maniaque parce qu’on n’a pas écrit telle virgule sur tel rapport et qu’on est en deuil, on considère que c’est souvent du zèle, mais ce sont des petits détails qui viennent s’ajouter à la difficulté et à la perte, et ils sont souvent difficiles à vivre.
Un autre élément qui est important à relever ici, c'est cette idée de redéfinition unilatérale du cahier des charges.
C’est-à-dire que l’employé en deuil, très souvent, dit en faire trop par rapport à son activité professionnelle, par rapport à son cahier des charges, donc de lui-même, sans forcément en discuter avec son supérieur, considère qu’il peut en faire moins tout en restant dans son cahier des charges. Je pense que cela est intéressant à noter ici.
Un autre élément encore par rapport à l’activité professionnelle est la difficulté à accepter des sollicitations non programmées (quand un collègue arrive en demandant tout à coup «il faut encore faire ça, c’est de l’imprévu, essaie de répondre dans la mesure du possible et assez rapidement à cette demande», les employés en deuil ont plus de difficultés. Il faut que ça reste relativement cadré, ils aiment bien qu’ils puissent se projeter dans les tâches pour lesquelles ils n’ont pas du nouveau qui survient d’un coup et qui les perturberait dans leur activité professionnelle.
Un autre élément important à relever c'est aussi le premier anniversaire du deuil et la commémoration. C’est donc un point qui marque souvent l’oubli au sein de l’entreprise, une année après ça paraît loin, et par contre pour les employés en deuil c’est une date très importante.
Il arrive parfois que les employeurs proposent au moins un petit mot, une petite attention à ce moment-là aux employés en deuil.
Évidemment, il faut voir quel type de deuil est concerné par ces situations-là, l’employeur ne peut pas prendre acte de tous les décès de toutes les personnes, il faut apprécier aussi la signification qu’avait le lien pour la personne qui est décédée et le collaborateur en deuil, ce qui n’est pas simple, pour éviter de donner plus d’importance à tel deuil par rapport à tel employé.
Un dernier mot sur la durée du deuil, c’est très difficile à considérer qu’il y a une durée standard du deuil.
On voit souvent que les employeurs considèrent qu’après six mois environ, il serait bien que l’employé puisse être productif comme avant le décès.
Les employeurs sont très réticents à donner une date, sont très réticents à dire «après trois semaines, un mois, deux mois, trois mois», mais au-delà de six mois si le deuil pose encore quelques difficultés, on considère qu’il faudrait peut-être aller voir un médecin ou avoir un suivi psychologique.

Conclusion

On a ici quelques indications sur la façon dont les personnes en deuil vivent leur retour au travail, on a vu également comment les employeurs pouvaient plus ou moins se positionner, j’aimerais maintenant terminer cette présentation en mettant en avant quelques réflexions autour des aspects pratiques que les employeurs pourraient mettre en place, ou auxquels il faudrait être attentif en tous les cas dans le milieu du travail.
Le premier point qu’on pourrait dire peut relever du bon sens, mais il est difficile de l’appliquer, en tout cas on ne l’a pas vu appliqué dans nos entreprises, c’est pour ça qu’on se permet aussi de rappeler ici ces différents éléments qui peuvent relever du bon sens.
Premier point: il est important de se focaliser sur ce qu’il faut faire, mais pas nécessairement sur ce qu’il faut dire.
Un autre point c'est que les ressources humaines (RH) devraient s’assurer que la marge décisionnelle dont elles disposent soit effective et qu’elle soit perçue comme telle par les collaborateurs.
Pas de fausse promesse: si on peut dire que la personne peut aménager ses jours de travail, passer du lundi au mardi, et que cette promesse ne peut pas être tenue, il ne faut absolument pas la dire, parce que ça va vraiment empirer les rapports de travail.
Un autre point très important c'est d’éviter les incertitudes juridiques.
Il est très important d’être très au clair sur ce à quoi on a droit quand on est en situation de deuil, et ce que l’entreprise est tenue de faire ou de ne pas faire; il faut là être informé en amont de toutes ces situations de deuil.
Ce qui n’est pas forcément toujours le cas, notamment pour les enfants morts-nés: une femme qui perd son enfant, est-ce qu’elle a droit à son congé maternité ou pas? C’est une question importante, eh bien elle a droit à son plein congé maternité, et les entreprises n’en sont pas toujours au courant, ce qui peut provoquer justement des conflits, des débats, des demandes, des démarches qui laissent souvent beaucoup d’amertume chez les personnes en deuil qui ont du lutter pour avoir gain de cause au sein de l’entreprise.
Un autre point qui me paraît important à souligner est que les entreprises devraient être attentives à protéger un certain nombre de catégories professionnelles, comme les apprentis, qui peuvent être à la fois sur un lieu de travail mais en même temps dans une école, et la tentation peut être grande de se dire que c’est finalement le milieu plutôt scolaire qui gère le deuil, et pas l’entreprise. Ces personnes vont donc être dans un entre-deux, et cela peut laisser beaucoup de souffrances chez les personnes qui sont en même temps dans un début de carrière, et qui des fois doivent réorienter leurs choix professionnels, et on n’imagine pas que cette réorientation professionnelle fait suite au décès d’un parent proche par exemple.
Je pense également aux intérimaires. Beaucoup d’entreprises engagent des intérimaires qui peuvent être parfois en deuil, et on ne considère pas toujours ces personnes qui appartiennent à l’entreprise, donc on va faire encore moins d’actions autour de ces personnes-là.
Un point complémentaire qu'il me paraît important à relever ici, c'est toute l’importance de documenter des situations au sein de l’entreprise.
C’est-à-dire qu’on va essayer de se rappeler ce qu’on a mis en place ou pas, comment on a procédé, dans des documents, qui pourraient être à disposition un mois plus tard, une année plus tard, d’un RH suivant, d’un nouveau collaborateur, quand la même situation se reproduit ou une situation similaire, on a peut-être des points d’appui, des points d’accroche sur ce qui a marché ou pas.
Et je crois que sur la trentaine d’entreprises avec lesquelles nous avons eu beaucoup d’informations, on a à peine une ou deux entreprises qui ont un bout de ce type de démarche-là existant. Cela montre bien que beaucoup de choses restent encore à faire.
Merci de votre attention!