Introduction

Edmond Pittet, je suis donc directeur des pompes funèbres générales à Lausanne, et praticien.
Il est important de préciser l'aspect "praticien" parce que je rencontre tous les jours des familles en deuil; je ne suis pas là pour vous parler des préoccupations d'un entrepreneur de pompes funèbres mais bien plus des préoccupations des familles que je rencontre au jour le jour.
Rencontrer des familles, ou aller à la rencontre de familles en deuil: il y a des principes de base qui sont essentiels et qui devraient être retenus par tous les publics professionnels, du médecin au soignant, au policier, à l'ambulancier, voire le personnel aussi des instituts de médecine légale, comme notre personnel à nous aussi, funéraire.
Quels sont ces principes essentiels?

Premier aspect: pour la famille, le défunt reste une personne

Le premier principe est de se souvenir que pour la famille, celui qui n'est plus reste une personne.
Dans le jargon professionnel, nous parlons volontiers du "mort", du "défunt", de la "dépouille" voire du "cadavre".
Dans le milieu hospitalier il est très fréquent qu\'on utilise l\'expression \"levée de corps\" pour signifier le départ d\'une personne qui est décédée dans l\'établissement pour rejoindre une chapelle funéraire.
Ce langage n'est jamais celui qu'utilise la famille. Il est toujours question, pour la famille, d'une personne.
Un professeur de médecine, responsable de l'institut de pathologie dans le canton de Genève pendant de nombreuses années, aimait à dire "je n'ai jamais pratiqué d'autopsie mais toujours une intervention chirurgicale sur une personne qui, pour moi, restait un patient".
C\'est dans ce sens qu\'on devrait toujours parler de la personne décédée. Par exemple, lorsqu\'on nous appelle un matin pour nous annoncer, pendant la nuit, le décès d\'une personne, la famille dira \"nous avons perdu notre père\", notre père ne s\'est pas réveillé ce matin, il est à la maison, et nous aimerions vous le confier\".
Voyez avec quel soin les familles parlent de la personne qui n'est plus (donc décédée) toujours comme étant la personne, comme étant le père.
\"Nous avons perdu notre fils hier soir, il est décédé à la suite d\'un accident de circulation\": \"le fils\".
Ceci devrait toujours être à la base de tout contact avec les familles: avoir cette préoccupation, à savoir que nous nous préoccupons de personnes qui ne sont pas des défunts, ni des corps, ni des cadavres, mais toujours des personnes réellement.

Deuxième aspect: le confort du défunt

Il y a un deuxième aspect qui est important. Ce deuxième aspect est la conséquence du premier.
Les familles se soucient de celui qui n'est plus, par rapport au confort.
On dira volontiers "Mais où avez-vous mis mon fils?", "Dans quelle chambre repose mon père à l'hôpital, est-ce qu'il est toujours dans la chambre qu'il occupait?", "Est-ce que maman est toujours dans sa chambre, à l'Etablissement Médico-Social, là où je la visitais?"
Cette notion de la chambre est très importante aussi, parce que c'est le lieu de vie, c'est là que je vais pour la dernière fois dire "Adieu", dans un lieu que je connais, en suivant un cheminement qui est connu, et en rencontrant du personnel aussi que je connais bien.
Tous ces aspects ont une immense importance pour la famille, et la notion du confort par rapport à la personne décédée aussi.
C'est souvent, pour les proches, voir le défunt dans son lit, simplement avec sa chemise d'hôpital, il aura les mains jointes, la toilette mortuaire ne sera peut-être pas effectuée, et en le voyant comme tel - en voyant mon père/ma mère comme tel - je peux comprendre quelle a été sa fin de vie et comment, surtout, mon père est parti, c'est-à-dire sereinement et paisiblement.
Je n'ai pas besoin qu'on en fasse une description, je comprends simplement en considérant les choses de par moi-même.
Le professeur Patrice Gay (professeur en médecine) dit volontiers:
"Il faut, au moment de la mort, réhabiliter la notion que tout ne doit pas être parfait".
C'est un grand changement qui s'impose, à savoir que quand une personne décède, il ne faut pas que les professionnels pratiquent tout de suite la toilette mortuaire, par exemple, l'habillement, soignent la présentation: ce n'est pas du tout ce que la famille veut voir dans un premier temps, la famille veut comprendre comment un être aimé a quitté son monde, sans qu'il y ait intervention d'un professionnel au préalable.
C'est important de retenir cet enseignement de ce professeur de médecine :Il est important qu'au moment de la mort, les professionnels réhabilitent la notion que tout ne doit pas être parfait.
La notion du confort, comment pouvons-nous l'illustrer?
Un jeune meurt, il est happé par le train, c'est un premier janvier.
Le train arrive doucement en gare, la locomotive percute ce jeune homme qui décède sur place, il n'est pas déchiqueté mais simplement blessé, il est transféré à l'institut de médecine légale; le drame se produit à 9h du matin et à 11h la mère de cet enfant nous appelle pour nous dire: "Il faut que mon fils quitte tout de suite l'institut de médecine légale, parce qu'il est tout seul, et il a froid".
Voilà pour illustrer à la fois la personne ("mon fils"), le confort ("il est seul, et il a froid").
Je pense aussi à ce couple qui exigeait que leur fils, décédé à l'âge de trente ans en clinique d'une grave maladie, retourne aussitôt au domicile des parents, là où ce jeune résidait avec ses parents, parce qu'il fallait qu'il soit sur un lit, parce que la mère ajoute:
"J'aurai moins le sentiment que mon fils est mort, et puis on le mettra dans la chambre où on l'a vu le plus heureux, et ensuite il y aura un dernier adieu à l'église, et notre fils ne sera pas incinéré, parce qu'incinération veut dire retour à Lausanne, retour à Lausanne c'est l'appareil hospitalier, le lieu où on a diagnostiqué la maladie, où il y a eu un suivi médical, chimiothérapie, radiothérapie, notre fils sera enseveli, il est revenu à la maison, et il reste à la maison.
Vous voyez comme ces notions sont extrêmement importantes.

Troisième aspect: la notion du temps

Il y a une troisième notion qu'il faut retenir, c'est la notion du temps.
Les familles ont besoin de temps pour prendre congé d'un être aimé. On ne peut pas précipiter les choses.
La notion du temps, c'est-à-dire laisser le temps nécessaire à la famille pour intégrer la réalité de la mort.
Je vous donne un exemple qui m'a beaucoup touché: j'ai un père de famille qui est décédé à l'âge de trente-six ans, il laisse une épouse et trois petits enfants. il meurt dans une unité de soins palliatifs.
Son épouse vient aussitôt à notre rencontre pour que nous organisions le dernier adieu à ce mari et papa, et cette dame me dit:
"Vous savez, mon mari va rester un jour (c'est entendu avec l'unité de soins palliatifs) dans sa chambre. Aucun soin ne sera fait. Il aura toujours sa chemise d'hôpital. Je veux que mes petits enfants puissent suivre ce chemin, une dernière fois, de la maison à la chambre de l'hôpital pour dire au revoir à leur papa.
Toujours convenu avec l'établissement hospitalier, mon mari, dans cette même présentation, reposera cette fois-ci à la chapelle funéraire de l'établissement. Même cheminement, mais un lieu différent, qui est là pour rappeler que véritablement le souffle de vie a quitté ce mari et papa.
Et j'aimerais que le jour encore suivant, mon mari repose encore chez vous, dans une chapelle funéraire, une maison funéraire, la chapelle de Saint-Roch, et j'aimerais qu'il reste aussi comme sur un lit, pour qu'on puisse lui dire au revoir encore une fois dans cette présentation-là.
Monter progressivement, c'était le souci de cette mère, pour que les enfants puissent intégrer progressivement la mort de ce papa dans la chambre, la chapelle de l'hôpital, ensuite une maison funéraire (la chapelle de Saint-Roch), un lieu extérieur au système hospitalier.

Quatrième aspect: le savoir des familles

Il y a un quatrième élément important.
Ce quatrième élément est le savoir: il est remarquable de voir comment les familles, lorsque la mort frappe, savent aussitôt ce dont elles ont besoin.
Et ce qui est le plus frappant est de voir que les familles qui perdent un proche très subitement - c'est le 30% de la population: ou par suicide ou par accident, (10% de la population), donc 40% de nos contemporains décèdent d'une manière très soudaine, dramatiquement ou subitement - et aussitôt les familles savent ce dont elles ont besoin.
C'est comme si, finalement, elles avaient ce réflexe "Si je ne fais pas maintenant ceci ou cela, j'aurai de la difficulté après à vivre la séparation". C'est une capacité qui est absolument remarquable.
Je me souviens de ce couple qui est parti à l'hôpital avec un petit garçon qui avait à peine une année, qui a fait un arrêt du cœur, et puis ils arrivent à l'hôpital, cet enfant meurt, et aussitôt il fallait que cet enfant revienne à la maison pour une nuit parce que, me disent les parents:
"Pour nous c'est indispensable, mais c'est aussi important pour son petit frère, le petit frère qui a besoin de prendre conscience que son frère est décédé".
Ensuite, la nuit passée, nous sommes intervenus à nouveau à domicile, pour installer cet enfant dans une chapelle funéraire.
Le temps était nécessaire, et en plus un savoir extraordinairement bien exprimé.
On peut considérer ceci dans beaucoup de situations. Le savoir des familles: les familles savent ce dont elles ont besoin.
Les familles possèdent donc un savoir extraordinaire. Je me souviens aussi de cet homme qui arrive sur le lieu d'accident de son fils; les policiers veulent le préserver en disant "Mais votre fils est décédé, il est toujours au volant de sa voiture, il faut vous en aller et vous verrez votre fils plus tard à la chapelle funéraire"
Et cet homme de dire simplement "Oui mais si c'est mon fils" - et puis dans une grande détresse, nous l'avons compris - "j'aimerais le voir, je veux lui dire adieu ici"!
Et alors, complètement en-dehors de ce qui se passe dans ses situations-là, tout le monde a cessé son activité pour laisser ce père approcher de la voiture, prendre la main de son fils, pleurer son fils, et se relever plus tard pour dire:
"Mon fils était mort, mais comme il est encore chaud et que j'ai pu tenir sa main, j'ai le sentiment d'avoir pu l'accompagner jusque dans son dernier souffle".
Oser répondre à ces attentes, qui relèvent d'un savoir assez extraordinaire des familles qu'elles savent communiquer aux professionnels, et si nous savons saisir cela, nous agirons tous, tous les professionnels, toujours mieux, dans le sens de ce dont les familles ont besoin.

Cinquième aspect: l'implication du passé de la famille en deuil

Il y a un dernier élément que j'aimerais souligner. Ce dernier élément, c'est que quand on rencontre une famille pour la perte d'un proche aujourd'hui, il est difficile d'aborder seulement la question du départ d'un être aimé sans parler aussi de tous ceux qui sont partis au cours des âges, des années, dans cette famille.
Combien de fois avons-nous des familles qui parlent d'un père décédé il y a peut-être trente ans, les enfants étaient jeunes encore (lorsqu'on perd une mère trente ans voire quarante ans après...): nécessité de faire un lien.
L'autre jour, j'ai vécu une situation que je trouve extrêmement intéressante. C'est une personne qui vient, une femme, avec son frère pour annoncer le décès de sa mère.
Pendant l'entretien, j'avais beaucoup de difficultés à avoir un contact plus ou moins facile pour pouvoir aborder toutes questions liées à l'accompagnement, et j'ai interrompu la conversation et j'ai dit à cette dame "Mais dites-moi Madame, il me semble qu'il y a quelque chose qui ne va pas pour vous". Et puis elle se met à pleurer et elle me dit:
"Aujourd'hui je viens vous annoncer le décès de ma mère. Il y a une année et demi j'ai perdu mon père. Et je n'ai pas dit Adieu à mon père. Parce que quand il est mort, ma mère a quitté sa maison pour aller en EMS.
On a dû vendre la maison. Maman est entrée en EMS, c'était une autre personne, ce n'était plus ma mère, je ne la reconnaissais plus. Et je me suis tellement focalisée sur la situation de ma mère, que j'ai oublié que j'avais perdu mon père. J'avais une relation toute particulière avec mon père et je suis mal avec ça maintenant.
Et pour preuve, me dit-elle, j'ai toujours les cendres de mon père à la maison."
J'ai dit à cette dame : "Si vous n'avez pas eu la force d'aller au cimetière, c'est parce qu'effectivement vous avez le sentiment très fort de ne pas avoir pu dire Au revoir à votre père.
Je vous propose qu'on prenne l'urne, on va l'installer à l'église sur un support, il y aura une petite couronne fleurie autour de l'urne, il y aura le cercueil de votre mère à côté, et puis le prêtre pourra parler des deux et pas seulement de votre mère."
Elle ajoute: "Quelle bonne idée, je pourrais même déposer sur le cercueil un arrangement floral avec mon frère, et au lieu de dire à notre mère "Nous t'aimons" sur le ruban, on inscrira "Nous vous aimons" et j'aurai le sentiment d'avoir dit Adieu aux deux."
Au cimetière, nous avons descendu en terre le cercueil, et sur le cercueil nous avons laissé l'urne, pour que véritablement l'accompagnement des deux se fasse ainsi jusqu\'au bout, c\'est-à-dire jusqu\'à la tombe. Voilà les éléments importants.
Je me souviens aussi de cet homme qui, ayant perdu sa mère, à quatre-vingt-treize ans en EMS, en l'espace de deux mois seulement. Il se met à pleurer lorsque nous parlons de l\'incinération de sa mère, parce qu\'il me dit \"Mais je pense à mon père que j\'ai perdu il y a cinquante-huit ans. J\'aurais tellement désiré mettre les cendres de ma mère dans la tombe de mon père. Mais j\'avais dix ans quand il est mort et je me souviens comme on m\'a écarté de cette situation.
Eh bien, j'aimerais qu'on crée une tombe, parce que la tombe de mon père n'existe plus, elle est désaffectée, pour mettre les cendres de ma mère. Qu'on pose une pierre tombale, qu'on rappelle la mémoire de mon père, qu'on réinscrive son prénom et son nom même s'il n'est pas là, et celui de ma mère. Comme ça j'aurai le sentiment qu'il sont les deux ici avec nous".
Et puis, le surlendemain, il revient au bureau. Il a une magnifique photographie de sa mère jeune pour montrer comme elle était belle. Elle porte un petit garçon qui a à peine deux ans, dans ses bras.
Et il me dit "Je viens vous montrer comme ma mère était belle" et j'ai ajouté "Mais le petit garçon est plus beau encore!", persuadé que c'était lui, et il me dit "Peut-être, mais c'est pas moi. C'est mon petit frère qui est décédé deux moisou six mois après la photographie. Les deux drames dans la vie de ma mère: la mort de son mari et celle de son petit garçon.
Et comme je peux inscrire le prénom de mon père sur la pierre tombale, celui de ma mère, je veux aussi écrire celui de mon petit frère. Ils seront tous réunis, au cimetière, dans la même tombe."
Montrer par ces exemples-là comme c'est important de ne pas seulement tenir compte de celui qui est parti maintenant, mais en disant Adieu à ceux qui partent aujourd'hui, faire le lien avec ceux qui sont partis autrefois.
J'ajouterai encore ceci: Il n'est pas rare, dans une annonce mortuaire, qu'un fils décédé peut-être à l'âge de trente ou quarante ans, marié avec des enfants, quand sa mère ou son père meurt, on énumère tous les enfants de la mère ou du père décédé dans l'annonce mortuaire, et pour celui qui est parti, on met simplement "en souvenir de", on rappelle son prénom, et après on dit ", son épouse" et on rappelle le prénom de l'épouse et des enfants.
Faire mémoire, rappeler que celui qui est parti est toujours présent.

Conclusion

Je me suis arrêté un petit peu sur ces aspects-là parce qu'ils sont extrêmement importants pour souligner que toute l'activité que nous exerçons pour les familles, ce ne sont pas seulement des prestations de services, c'est surtout une activité liée à l'accompagnement, qui se lie aussi aux soins.
Comme le soignant, le médecin soigne, nous pouvons aussi soigner ces familles en tenant compte de toutes leurs attentes, en revenant sur des choses douloureuses, pour essayer d'apporter un peu d'apaisement.